Une critique de Hegel 

   Le monde de Hegel est tout ce qui a lieu

Au pas de charge léger et ravageur qui raccourcit l’immuable, et qu’on peut appeler Didouche-Mourad, la téléologie, comme un voyou dans une église, renverse quelques fétiches crus éternels, et moleste quelques curés qui ont le malheur de se trouver là. Vite arrivée aux fondations, c’est à la pioche et à la pelle que cette contradiction vivante continue de creuser. Confrontés à l’idée de leur fin, des mythes finissent effectivement : le voyage, la musique, la culture. Au-delà de ces apparences, leurs racines commencent à être attaquées par la même critique. Le sens des concepts est sommé d’avancer, c’est-à-dire de se révéler pour ce qu’ils sont à la fin, ou de changer quand ils sont confondus d’imposture infinie : l’histoire, l’activité humaine, le genre, la religion, la réalité ne seront plus comme avant. L’immensité de l’aliénation commence à se deviner. De nouveaux concepts cruciaux, dont la vérification pratique est l’avant-coureur et le jugement dernier, vont apparaître. L’idée elle-même se retourne contre elle-même, le résultat critique le présupposé. Moins d’un quart de siècle après son fulgurant passage à Téhéran, Matagalpa, Brixton et Gdansk, la même idée attaque déjà le fondement même de l’idée, le concept.

Si Hegel a une telle importance dans notre monde qu’on puisse dire que c’est le monde de Hegel, c’est parce que sa théorie du concept pose la limite apparente de la pensée au-delà de toute limite connue. C’est cette extension, qui est aussi bien hors de soi, en surface, qu’en profondeur, en soi, qui est phénoménale jusqu’aujourd’hui. Ce concept, qui ramène Dieu à un concept parmi les concepts, est habité à tous les étages et porte la perspective au-delà de ce qu’est une perspective, au-delà de ce qu’est un concept parmi les concepts. Comment, aux siècles de Maldoror et de son exploitation culturelle, d’archaïques tentatives d’expression ont-elles pu passer, à côté de la densité insensée de cette immensité en expansion à grande vitesse, pour de la poésie ? Cette prodigieuse explosion de pensée, Hegel en a été en partie le contemporain et, comme l’incapacité à la dépasser depuis le montre, l’annonciateur. L’époque de Hegel aussi avait eu son pas de charge Didouche-Mourad (qu’on n’appelait pas encore Michelet), où la pensée en crue avait débordé les lits paisibles de la sagesse antique et les digues artisanales de la religion chrétienne : la révolution française. Avec le culte de la raison, avec la vérification comme principe de vérité, avec l’opposition de la liberté et de la nécessité, avec un assaut contre la religion qui était le débat préparatoire à sa critique, l’époque éclatait les systèmes qui avaient suffi à contenir la pensée consciente depuis des siècles. La théorie du concept de Hegel est le compte rendu précis de l’ouverture et de la nouvelle étendue possible du territoire de la conscience. Le concept, tel qu’il a été théorisé par Hegel, est le point de vue le plus élevé du monde que nous dépassons maintenant. A son tour, cette pensée en et pour soi est trop courte et trop étroite pour contenir la poussée plus récente, dont la téléologie moderne est l’expression provisoire.

Avant de montrer comment le concept de Hegel ne contient plus l’esprit de notre temps, quelques préalables seront utiles. Tout d’abord, le concept de Hegel n’a jamais été critiqué et n’a jamais été dépassé. La seule critique de Hegel véritablement reconnue est celle de Marx, mais elle concerne les théories de l’Etat, de la religion et de l’idéalisme, qui ne sont pas véritablement critiquées mais reniées, et le rapport entre l’être et la conscience, qui n’est pas véritablement conceptualisé, mais renversé parce qu’il marche sur la tête, et qui ainsi marche, pas mieux, sur une autre tête. Le long détour marxiste, qui présuppose Hegel critiqué, vient seulement de s’achever, et conformément au concept du dépassement de Hegel, y est maintenant supprimé et conservé en même temps. Même si Marx, de la réalité et la pratique à l’histoire et l’aliénation, a tenté de mettre en perspective les principaux concepts de la téléologie moderne, à part le jeu et croire, l’ensemble de sa théorie n’est jamais à l’étroit dans la théorie du concept de Hegel, c’est-à-dire que la théorie de Marx n’arrive jamais jusqu’aux limites de celle de Hegel. Sa critique de Hegel qui mérite d’être examinée ne le mérite donc pas lorsqu’il s’agit du concept.

Il faut rappeler ici que la théorie du concept de Hegel est tout à fait inconnue, en tant que théorie, dans le monde de Hegel. Nos contemporains, même parmi les « philosophes » et les idéologues concernés que sont les responsables de communication dans les entreprises ou dans l’information dominante, seraient bien surpris de vérifier ce que Hegel déclinait sous le nom si commun de « concept ». Mais si la société actuelle n’utilise pas le mot concept dans le sens de Hegel, elle est assurément construite sur ce que Hegel appelait concept. La croyance profonde et véritable de cet aboutissement-là du mouvement de la pensée, dans un monde où tout est pensée, malgré une apparence matérialiste elle aussi très largement crue, est pour ainsi dire universelle, même si fort peu d’individus sont capables d’en balbutier une forme intelligible dans quelque langue que ce soit. Hegel n’a été que l’interprète le plus hardi, le plus Didouche-Mourad, d’une conception on ne peut plus partagée. Et cette conception n’est pas tant sa dialectique – et il faut d’ailleurs rappeler ici pour l’honneur de cette admirable méthode que personne ne peut se dire dialecticien s’il n’a pas passé Hegel au fil de la critique dialectique – mais son horizon, qui permet de dire que Dieu n’est pas moins concept que je, même s’il contraint à concéder que Dieu est au moins autant concept que je. Dans le riche monde de Hegel, où tout un chacun est devenu pauvre, la différence entre les gueux, qui sont les pauvres qui se révoltent, les valets, qui sont les pauvres qui conservent, et Hegel, par rapport à cette conception, tient en ceci : les gueux connaissent l’étendue du concept de Hegel parce que c’est leur enclos, mais ils n’en connaissent ni la limite ni la profondeur ; les valets en connaissent la limite, parce que c’est ce qu’ils conservent ; et Hegel, seul, a tenté de donner sa profondeur à cette limite, pour la nier, et c’est parce que, dans le concept, la limite apparaît comme niée par la profondeur que les valets veulent la conserver et que les gueux en connaissent l’étendue sans en connaître la limite et la profondeur. Pour comprendre la critique du concept de Hegel, il n’y a donc pas besoin de connaître Hegel. Il suffit de connaître le monde.

Il faut aussi brièvement rappeler que le terme concept, tel qu’il est employé couramment dans le monde de l’émeute moderne, est complètement différent de ce que Hegel appelait concept, et ressemble même, en tant que simple idée posée par une conscience sur un objet extérieur, à l’acception de concept contre laquelle Hegel s’indignait déjà. Concept, dans toutes les professions qui ont de la pensée pour objet avoué, signifie une représentation de l’entendement dont le contenu est présenté divisé, et une représentation de l’entendement dont la réalisation est l’objet, un projet, un plan (Hegel, qui pourtant n’hésitait pas à recourir au gallicisme pour différencier – Attraktion, Kongruenz, Realität, etc. –, semble n’avoir pas connu le mot « Konzept » puisque pour dire concept il n’a jamais utilisé que le mot d’allemand courant « Begriff »). L’archétype de cette synthèse a priori est le concept publicitaire, qui est l’unité idéelle entre un texte et un visuel, avec pour idée de réalisation la diffusion de cette unité. Ce Konzept, s’il est intéressant par l’articulation de ses divisions, n’a pas du Begriff la grandeur, le mouvement, la vie, sans parler des qualités qui le couronnent chez Hegel comme la vérité ou la liberté.

Enfin, sur un tout autre plan, si nous avons affublé le mot téléologie du qualificatif désuet de « moderne », c’est seulement pour indiquer qu’il a un homonyme impropre et dépassé. La différence entre les deux téléologies est aussi simple que complète : la téléologie classique ne traite que de la fin d’objets, de la fin de choses séparées, la téléologie moderne traite de la fin de tout. Il faut d’ailleurs signaler que dans la langue française en particulier le mot « fin » appliqué à la téléologie classique est presque toujours synonyme de finalité, alors que dans la téléologie moderne le mot fin ne signifie pas finalité, mais seulement fin pratique, c’est-à-dire dissolution, anéantissement, achèvement, avortement ou accomplissement. Dans la téléologie classique, la fin pratique des choses aboutit toujours à un autre, lui-même infini, que ce soit la nature, l’idée ou Dieu. Cette méthode de pensée, ordinairement opposée à la causalité, ne mérite donc pas son nom de logique de la fin, puisque, justement, elle la trahit toujours à la fin. Là où tout – idée, nature, Dieu compris – n’a pas de fin, il n’y a pas de téléologie véritable. On peut comparer téléologie et dialectique en ceci : chez Hegel et les prétendus dialecticiens qui l’ont suivi jusqu’aujourd’hui, la dialectique est le principe même de la pensée ; et la téléologie est un outil particulier pour l’usage et le maniement de certains types de pensée. Chez les téléologues modernes, la téléologie est le principe même de la pensée ; et la dialectique est un outil particulier pour l’usage et le maniement de certains types de pensée.

Hegel, puisqu’il est question de lui ici, utilise d’ailleurs assez comiquement le terme de téléologie moderne pour parler de la téléologie classique, comme quoi les temps changent. Son mépris pour cette téléologie est encore plus grand que le nôtre, parce qu’elle n’aurait devant soi qu’une rationalité (Zweckmässigkeit) extérieure, finie, même si elle contient « le principe le plus élevé [par rapport au mécanisme], le concept dans son existence, qui est en et pour soi l’absolu (…) ». Pour le reste de son sous-chapitre intitulé « Téléologie », qui clôt le chapitre intitulé « Objectivité », dans la partie de la théorie du concept de sa ‘Science de la logique’, Hegel développe essentiellement le mouvement du but (Zweck), qui « réalise » là l’unité entre subjectif et objectif, et devient idée ; la téléologie elle-même l’intéresse beaucoup moins. Il aurait été bien étonné de lire ‘Teleologisches Denken’, écrit également à Berlin, mais un peu plus d’un siècle après sa ‘Logique’, où Nikolai Hartmann, pourfendeur furieux de la téléologie classique, qui explique par exemple que le passage d’un principe à un principe plus élevé est une « téléologie des formes », où « tout n’est déterminé que par le but le plus élevé, car le plus bas est le non-fini et l’imparfait en soi », fait de Hegel, dont c’est incontestablement la façon de procéder, « le plus grand représentant » d’une telle téléologie !

 

Le concept dans le monde de Hegel

Le concept de Hegel est non seulement l’extension maximale de la pensée de notre monde qui est le monde de Hegel, mais la cohérence interne de sa logique et la profondeur infinie de son propre mouvement, sa vérité, sa liberté, sa conception de la totalité. Mais tout ceci peut se résumer en une phrase qui est presque aussi simple que son contraire, tout a une fin : le concept est ce qui est déterminé en et pour soi.

L’être en soi est la substance du concept

L’être en soi n’est pas lui-même un concept en soi. Il n’y a pas d’en soi tout court, c’est toujours quelque chose qui est en soi. L’être en soi est toujours le moment d’un concept. Ce moment est le moment où le concept est posé par un autre, extérieur à soi, le moment où sa substance est rapport intérieur, en lui-même.

Dans la dialectique de la logique, l’être en soi du concept apparaît comme la substance. La difficulté de cette dialectique est que ce moment de l’en soi, la substance, est soi-même un concept en soi et déjà pour soi. La substance en effet est justement « (…) l’absolu, la réalité [1] en et pour soi, – en soi comme identité simple de la possibilité et de la réalité, de l’absolu, essence contenant toute réalité et possibilité en soi, – pour soi, cette identité comme pouvoir absolu ou négativité se rapportant sur soi par excellence ».

Cette substance passive est la substance telle que l’a décrite Spinoza. Hegel affirme que la seule chose fausse dans la substance de Spinoza est qu’elle serait le point de vue le plus élevé ; en effet, le point de vue le plus élevé devient le concept lui-même qui est, comme on va le voir, le dépassement de la substance de Spinoza.

Cette forme primitive du concept, l’être en soi du concept, contient toujours les principaux attributs de la substance : l’absolu, l’universalité, le fait qu’on la retrouve en toute chose, le fait qu’elle est cause de soi et se conçoit elle-même, qu’elle est infinie et indivisible, qu’elle est en soi et pas en autre chose, qu’elle est unique, qu’elle est autosuffisante, totalité. Mais comme résultat préalable, comme posé préalable extérieur au concept en soi, l’être en soi comme substance du concept est un présupposé du concept.

La limite de l’être en soi est la réalité

L’être en soi est donc la substance comme présupposé. Depuis Spinoza, dans un mouvement qui s’est accéléré après la révolution française, la compréhension de notre monde tente de se construire sur une telle base stable « qui se tient en dessous » et qui est indifférente aux manifestations variables de son être. Tout le mouvement de cette construction, qui se veut vérification de la substance, ne parvient jamais qu’à la reconnaissance de sa propre opération de division infinie, qui est pourtant l’échec patent de cette vérification. Pourtant, arrivé là, dans la plupart des cas, la démonstration conclut que rien n’infirme le présupposé et qu’il faut continuer à chercher cette substance certaine à l’infini, et dans le meilleur des cas elle conclut, avec aussi peu de vraisemblance, que cette division infinie est elle-même à considérer comme la substance, la base solide et immuable, le véritable positif sur lequel on peut bâtir. Mais qu’il s’agisse de la nature, de la matière, de l’idée ou de Dieu, le monde de Hegel ne saurait dissoudre, anéantir, détruire, éradiquer, en finir pleinement avec le présupposé de la substance.

Sans doute on peut toujours appeler substance ce qui est en tout. La pensée, l’aliénation, la finitude, par exemple, sont en tout et chaque chose. Mais ce ne sont là que des concepts de ce qui est connu, des façons de diviser notre façon d’observer dont le contenu est précisément la rationalité : tout ce qui s’observe, tout ce qui est connu, est tout et donc l’observation, tout ce qui est connu, l’opération infinie de tout, est la substance, pourrait dire une pensée non pas même anthropocentrique, mais conscientocentrique. Or si on ne peut parler que de ce qu’on connaît, c’est bien parce qu’on a observé que tout n’est pas connu. Le possible contient bien tout ce qui est connu, mais aussi tout ce qui n’est pas connu. Ce fameux inconnu du possible, dont l’aliénation apparaît comme le mouvement, montre que la totalité n’est pas une certitude, comme depuis la philosophie allemande, mais plutôt un doute. Il n’y a d’absolu, jusqu’à sa résolution, que la relativité.

Puisqu’il existe un autre en dehors de tout, ou plus exactement, puisque tout se présente comme l’autre qui contient l’en dehors de ce qui existe, l’unité de la possibilité et de la réalité qu’affirme Hegel, c’est-à-dire que tout possible corresponde à une réalité, n’est qu’une extrapolation du point de vue du possible, qui ne peut pas se vérifier dans la réalité. La réalité est sans doute l’unité de soi et d’un possible. Mais la réalité est surtout la dissolution, l’anéantissement (la résolution et la dissolution), la destruction, l’éradication ou la fin pleine du possible dont cette réalité n’est pas le fondement. La réalité, comme vérification pratique du possible, détruit du possible, libère du possible.

C’est probablement du point de vue le plus élevé, celui de la réalité, que le monde de Hegel et Hegel sont le plus séparés, quoique en apparence seulement. Le monde s’est rallié à la version marxiste de la réalité, où la réalité est un présupposé, et même un donné, où la réalité devient ce qui est concret, ce qui préexiste. Dans cette vision aujourd’hui courante, la réalité est bien cette unité entre le présupposé et la substance qu’on peut appeler l’être en soi. Hegel, qui voulait au moins faire de la réalité un résultat, au contraire d’un donné comme le monde de Hegel, n’en est pas moins incapable de dire en quoi ce résultat consiste. Le concept hégélien, dans le cours de son mouvement, forme et fonde lui-même sa propre réalité. Mais, quoique la réalité soit si importante qu’elle est nécessaire au concept, Hegel ne parvient même pas à nommer un contenu de la réalité, et pour cause. Dans son introduction à « L’idée », où il utilise d’ailleurs Wirklichkeit et Realität comme synonymes, Hegel se débarrasse de la réalité, non par un mouvement dialectique où la réalité serait dépassée, mais en invoquant que la réalité est nécessairement inhérente à l’idée, sans quoi ce moment dialectique, l’unité de l’objectivité et de la subjectivité dans le concept, serait lui-même absurde. C’est dans le prétendu absurde de cette démonstration par l’absurde, justement, qu’il se rapproche le plus de ce qu’est réellement la réalité : « Mais ce qu’une réalité [Wirklichkeit] devrait être, si son concept ne lui est pas adapté, et si son objectivité n’est pas adaptée à son concept, on ne peut le dire ; car ce serait le rien. » La réalité est précisément cela : la fin de la chose, plus que son rien, son accomplissement ou sa destruction simple ; et ce que c’est, on ne peut le dire, réellement. La langue elle-même n’est qu’une totalité de propositions, c’est-à-dire une totalité d’images de la réalité. C’est là où, finalement, Hegel retrouve le monde de Hegel : que la réalité soit ce rien issu de la pensée, et que ce rien soit ce dont on ne peut parler, cela, il faut le cacher, à soi-même et aux gueux, qui risqueraient d’utiliser une arme si tranchante qu’elle fait le rien. Le monde de Hegel a peur de la réalité qui est le contraire du concept de Hegel : il préfère qu’elle lui échappe, il préfère en faire un présupposé ou une nécessité dans le cours du mouvement plutôt que ce tranchant qui vérifie du possible, qui accomplit, qui anéantit. Le concept de Hegel et du monde de Hegel est un programme pour échapper à la réalité.

De ces quelques remarques sur l’être en soi il faut donc conclure qu’on peut certainement appeler ainsi le rapport intérieur d’une pensée, qu’elle soit consciente ou non, c’est-à-dire son mouvement propre ; mais que l’absolu de l’en soi, que la conception même d’une substance, doivent au moins être mis en doute. Enfin, et surtout, la réalité n’est pas en soi, elle est seulement l’extériorité simple. La réalité d’une pensée est la vérité de cette pensée, mais elle n’est pas dans cette pensée, sauf sous sa forme d’idée, et plus justement comme une simple fin. Pour saisir, conceptuellement, ce qu’est la réalité, il manque une notion qui soit l’équivalent de l’immédiateté, mais dans le dénouement, après la médiation : soudaine, simple, sans issue ni alternative, mais non nécessaire, sans suite en soi. Mais on a vu que même l’idée de la réalité se conçoit si peu qu’on ne peut dire en effet que la réalité est idée, ou concept en elle-même, ni même qu’elle ait un en soi.

L’être pour soi est le négatif qui accomplit

L’être pour soi n’est pas lui-même un concept, ni en soi, ni pour soi. Il n’y a pas de pour soi tout court, c’est toujours quelque chose qui est pour soi. L’être pour soi est toujours le moment d’un concept. Ce moment est le moment où le concept est posé par lui-même sur lui-même et donc le moment de la suppression du présupposé, le moment où sa substance devient rapport intérieur négatif.

Dans la dialectique de la logique, l’être pour soi du concept apparaît comme la substance agissante contre la substance passive. La difficulté de cette dialectique est que le moment du pour soi, le négatif, ne se dissocie que formellement de son résultat, l’acte de poser et de supprimer par là le présupposé, qui est l’en et pour soi. La substance en effet devient justement « cette réflexion infinie en soi-même, que l’en et pour soi n’est que par le fait qu’il devient être-posé [Gesetztsein], est l’accomplissement de la substance. Mais cet accomplissement n’est plus la substance même, mais quelque chose de plus élevé, le concept, le sujet. Le passage du rapport de substantialité se produit par sa propre nécessité immanente et n’est rien d’autre que sa propre manifestation que le concept est sa vérité et que la liberté est la vérité de la nécessité ».

L’être pour soi est une notion primordiale de la pensée occidentale. Il est le négatif qui accomplit. Il est le moment où la substance ayant atteint l’absolu, l’infini, l’universalité, l’ubiquité, l’indivisibilité, le fait de se concevoir soi-même, l’unicité, l’autosuffisance et la totalité, le moment où la substance ayant atteint son extension indépassable est devenue passive, mais par là même retourne en soi sa puissance, son propre mouvement de dépassement infini, se dépasse soi-même. Il est le moment de la transcendance, où la passivité même de la substance se nie en agissant sur soi. Ce que Hegel appelle concept et que le monde de Hegel appelle tour à tour Dieu, nature, idée, économie, communication, humanité, l’en et pour soi, est ce qui se fonde soi-même, c’est-à-dire ce qui est sujet et objet, ce qui s’autoproduit, absolument indépendant, en cela libre, et de manière absolument nécessaire, à la fois en soi et pour soi-même.

Le dépassement dialectique est le moyen de conservation de la conscience érigé en concept, en et pour soi

La suppression du présupposé est d’abord suppression. Ce mouvement de suppression, Aufheben, est probablement le plus admiré de la dialectique hégélienne. Il termine une contradiction entre une position et sa négation en devenant un troisième terme qui est l’unité des deux autres dont chacun a alors perdu son indépendance. Cette façon de progresser, à l’aide du contraire inhérent à l’objet, pour arriver à ce qui origine à la fois cet objet et son contraire, est même la seule façon de progresser dans la dialectique. C’est le nombre trois dépassant la dualité, c’est thèse, antithèse, synthèse, c’est la fluidité même qui a permis à Hegel de passer en revue tout ce qui était là, de l’immédiateté de l’être à l’accomplissement de l’idée, en passant par la négativité de l’essence.

Il faut cependant constater que cette progression est d’abord une conservation : ce qui est ainsi « supprimé » n’est pas dissout, anéanti, achevé, mais conservé en tant que supprimé (un des sens du mot Aufheben en allemand est justement « conserver »). Chez Hegel en premier, puis chez tous ceux qui ont utilisé l’Aufheben après lui, ce qui est dépassé peut donc ressurgir dans ce qui le dépasse ou disparaître comme s’il était effectivement « supprimé », au choix de l’utilisateur : la substance, par exemple, est bien dépassée ou supprimée par le concept, mais elle est entièrement conservée en tant que substance, et le concept peut aussi être vu comme une forme particulière, originelle de la substance, selon la logique de Hegel. Le monde de Hegel pratique de la même manière : ce qu’il « supprime », ce qu’il « dépasse » (prenons l’exemple de la religion déiste), peut être réutilisé ou non, au choix, selon les circonstances. Dans le discours dominant et dans la croyance la plus répandue rien ne doit être dissout, anéanti, achevé, tout est ou doit être conservé. Il n’existe pas même de mouvement dans la logique qui permette d’envisager une telle fin. Mais l’ambiguïté de la « suppression », qui existe aussi dans l’allemand Aufheben, permet de faire passer pour conservé tout ce qui a disparu, y compris ce qui est réalisé, ce qui donc est fini, dissout, anéanti, achevé, avorté ou accompli, et qui n’a donc pas été conservé.

Le tout conserver présupposé dans le mouvement du dépassement exprime une autre façon de voir, également très répandue et très peu discutée dans le monde de Hegel : la nouveauté n’est que dans l’apparence, parce que la suppression n’est en fait qu’un mouvement de révélation infini. Tout comme la suppression dialectique conserve tout ce qu’elle supprime, elle ne découvre que ce qui est déjà là. Le dépassement ne permet que de progresser en profondeur, de révéler, et en définitive de nommer, de décrire, de poser du concept existant au préalable dans sa forme et dans son mouvement. Le mouvement du dépassement interdit de concevoir une extériorité, une nouveauté extérieure qui remette tout en cause ; il est lui-même, comme concept, le dépassement de toute extériorité. La rupture pratique de la pensée, et même la création, comme être-là extérieurs, non solubles dans le dépassement, ne sont pas envisageables. C’est pourquoi la vérité du mouvement dialectique, le concept du monde de Hegel est : tout est là, depuis toujours et à jamais, on ne peut que conserver tout ce qu’on dépasse, et on ne peut que révéler des formes nouvelles qu’on découvre dans le cours de ce mouvement nécessaire et inhérent. Les contenus ne sont eux-mêmes que les moyens de ce mouvement infini, où le un se dédouble avec son contraire et où ces deux se réunissent et se conservent ensemble dans un tiers qui devient un nouveau un. Le contenu devient la forme, et la forme devient le véritable contenu. La vérité de la dialectique, c’est la dialectique elle-même : la méthode est devenue en et pour soi. Il n’y a pas d’autre à cette méthode, au mieux on peut y révéler une autre apparence, de ce qui est là, qui sera à son tour intronisée en concept ; mais qu’on fasse ou non une telle révélation ne change rien puisque, quelle qu’elle soit, la révélation ne changera en rien le mouvement du dépassement infini, qui, lui, n’est pas altérable. C’est pourquoi, à moins d’utiliser la dialectique et son mouvement de dépassement explicitement en tant que méthodologie, en tant que moyen, cette logique de la conscience est d’abord un outil de conservation, un parasite de la compréhension de la réalité (qui est fin de la pensée), et enfin un lieu circulaire de la résignation.

Mais ce contre quoi la dialectique et d’ailleurs toute logique se positionnent en niant l’extériorité, c’est le sel de la vie, le génie, l’émotion, l’aliénation. Le brouillard insondé de l’aliénation, justement, est créateur de surprise, de nouveauté, d’esprit, de rupture avec ce qui est cru solide ou éternel, unique et fluide, de bouleversement de la totalité telle qu’elle était présupposée. L’aliénation n’est pas seulement la conscience dissoute, elle est la dissolution de la conscience, le monde dont le monde de Hegel est l’îlot conservateur, le frein, le passé. L’aventure qu’est l’aliénation commence dans le bris des règles du jeu si vite sclérosé qu’est la logique, cette forme de la cohérence de la conscience qui voudrait se soumettre tout contenu.

Sur ce dont on ne peut parler, il faut maintenant rompre le silence.

La liberté de poser

La langue française utilise « poser » dans le même sens que la langue allemande, setzen. Mais, en français, il ne représente pas la même puissance qu’en allemand, où il signifie aussi asseoir (le souverain s’assoit devant ses sujets) et dont est dérivé la loi (Gesetz). Quelque chose de posé, en allemand, est donc quelque chose d’institutionnalisé, d’enraciné, le fait accompli. De plus, le poser, en allemand, n’a pas cette frivolité narcissique que lui oppose le français ; mais cette vanité un peu ridicule, cette prétention, en soi et pour soi, est le doute opposé à la confiance en soi – doute qu’on serait bien en peine de trouver dans l’autosuggestion déterminée et péremptoire du setzen. Ce doute, introduit du français, permet d’assurer que l’autosuggestion est la limite du poser.

Le présupposé n’a pas, en allemand, cette composante spéculative introduite par le « supposer » (Voraussetzung devrait se traduire par préposé), mais dit qu’une règle du jeu a été introduite par anticipation, en quelque sorte pour que le jeu puisse démarrer. L’être pour soi est le passage de cette règle du jeu initiale à une règle du jeu issue du jeu lui-même et posée par le jeu lui-même, sans plus aucune dépendance par rapport à l’extérieur. C’est pourquoi chez Hegel le passage du présupposé au posé est une liberté. Cette liberté nécessaire, toute formelle, est issue de la nécessité même du mouvement de la substance, et elle consiste en la proclamation ou nomination ou position (Gesetztsein) de ce qui dépasse ce présupposé. En d’autres termes : le concept est liberté parce que Hegel pose le concept dans le cours du mouvement de la substance, et que ce mouvement s’est affranchi de toute dépendance externe.

Suppression du présupposé

Dans la suppression du présupposé on constate donc d’abord que le présupposé est conservé et que la soi-disant suppression n’est que la désignation de son origine, une façon de renommer son fondement, de le poser. Le concept n’est que l’acte autoritaire, l’institutionnalisation d’un fondement présumé de la substance, de la substance en et pour soi. En effet, ce qui est supprimé dans la substance n’est que son indépendance en tant que telle, et son nom. Tous les attributs de la substance, qu’il faut bien considérer comme les véritables présupposés de la substance, sont ainsi conservés. La suppression n’est qu’une suppression dans l’apparence. Supprimer véritablement un présupposé serait en finir avec ce présupposé. Supprimer la substance dans le concept serait en finir avec l’autosuffisance de la substance, avec son absolu, avec son infini, qui sont les véritables présupposés du présupposé. Au contraire chez Hegel et dans le monde de Hegel, supprimer un présupposé revient à le soustraire à sa critique, à sa véritable négation, celle qui rend vrai, celle qui en finit, en laissant supposer que cette négation a eu lieu dans la parodie de négation conciliée de la suppression. Dans le concept de Hegel et le monde de Hegel, la suppression du présupposé est en fait la vérification théorique du présupposé, qui est le contraire de la vérification pratique qui en finit avec ce qu’elle vérifie. Chez Hegel et dans le monde de Hegel, la suppression du présupposé devient au contraire l’affirmation du présupposé. Le concept vérifie l’absolu et l’infini, de manière absolue et à l’infini. Prétendument accomplie, la substance n’est que retirée de la visibilité, ce que Hegel et le monde de Hegel appellent accomplissement est le fait de retirer une chose de la visibilité : la substance accomplie, supprimée, dépassée est seulement retirée de l’apparence, n’apparaît provisoirement plus en tant que telle (en allemand, accomplir se dit vollenden, finir en plein ; lorsque Hegel prétend que le concept est l’accomplissement de la substance c’est un véritable contresens parce que le concept est précisément ce qui ne finit rien, ni de manière accidentelle, ni en plein). Le concept n’est concept que lorsque la substance n’apparaît plus, et même, le concept est la substance où la substance n’apparaît plus. C’est seulement l’apparence du présupposé qui est supprimé dans le mouvement du dépassement, et elle est seulement supprimée provisoirement.

Liberté du concept, liberté téléologique

La liberté du concept est évidemment toute liberté chez Hegel et dans le monde de Hegel. Or la liberté du concept correspond à l’affranchissement nécessaire du concept par rapport à l’extériorité et à déposer, voire à imposer cet acte. Tout d’abord on remarquera que la liberté n’est ici en et pour soi qu’en apparence, puisqu’elle dépend de l’affranchissement d’un autre, d’une extériorité. C’est bien là la liberté de notre monde : un affranchissement nécessaire, le fait de supprimer ce qui nous a posés, et de se déposer en soi, de se composer en soi. Cette liberté est émancipation mais sans indépendance véritable, et proclamation, mais sans véritable contenu.

La liberté qu’on appellera provisoirement téléologique est absolument relative, et non relativement absolue, comme celle du concept de Hegel et du monde de Hegel. C’est une responsabilité et une possibilité de choix. Le choix, dans la conscience, est le choix entre ses deux devenirs possibles, l’aliénation et la réalité. Le choix, dans le monde, est le choix entre finir pleinement, accomplir, finir soi-même, ou alors finir accidentellement, prématurément, laisser finir, finir contre soi. La conscience, en passant ou non par l’aliénation, peut aboutir à la vérification pratique, qui est l’accomplissement, ou à la destruction simple, qui sont les deux formes de la réalité. Cette liberté n’est que ce choix, mais tout ce choix, exclusivement subjective. C’est parce que la téléologie est une liberté exclusivement subjective qu’elle contient le moment de la négation de la conscience, la limite du concept.

Le sujet-objet, perspective de la conscience

La notion de sujet-objet, inhérente à celle d’une substance capable de supprimer son propre présupposé et de se poser soi-même, est implicitement admise dans le monde de Hegel (Dieu, la nature, le monde se posent eux-mêmes, font tout y compris eux-mêmes, s’autogénèrent et s’autosuffisent, sont le sujet se prenant pour objet), et chez Hegel. Chez Hegel, le sujet-objet n’est pas véritablement Hegel mais, comme il le dit lui-même, je : « Le concept, dans la mesure où il est parvenu à une telle existence, qui est elle-même libre, n’est rien d’autre que le je ou la conscience de soi pure. » Cette identité du concept et du je (ou je accède à la noblesse du concept) est nécessaire pour construire le sujet-objet. La dialectique qui opère cette relation est presque banale : je prends pour objet le concept, c’est-à-dire je conçois, c’est-à-dire je me l’approprie et je lui donne sa forme, sa généralité. Ce n’est que dans ma pensée, qui le pénètre, qu’il devient en et pour soi, véritablement objectif. L’objectivité de l’objet est donc dans son concept l’unité de la conscience de soi, Hegel souligne. « Son objectivité ou le concept n’est donc lui-même rien que la nature de la conscience de soi, n’a pas d’autres moments ou déterminations que le je même. »

Avec Hegel, la pensée particulière qu’est la conscience est devenue la pensée fétiche du monde. Mais si le concept, ou quelque autre que ce soit, devient objectif dans ma conscience, s’objective, ce n’est déjà plus la conscience de soi, c’est la conscience de soi devenue autre, aliénée, c’est l’esprit, qui est aussi ce mouvement de la pensée non consciente dans la conscience. Lorsque le je pose et même présuppose l’absolu et l’infini, ce ne sont que les formes de l’aliénation telles que la conscience se les représente, c’est-à-dire des formes que la conscience donne à la pensée qu’elle ne peut pas maîtriser, qu’elle ne peut pas finir en plein. L’absolu et l’infini ne sont que des représentations posées là de ce qui, dans la pensée, échappe à la conscience. Absolu et infini sont des allégories de l’aliénation, des représentations de l’aliénation dans la conscience. Le fétichisme de la conscience est de vouloir poser, comme conscience de soi, ce qui échappe à la conscience, notamment l’objectivité, l’absolu et l’infini.

Mais la théorie du concept est justement celle de notre monde, et c’est le même projet, parfaitement honorable chez Hegel, beaucoup plus policier dans la société qui défend désormais ce point de vue comme le plus élevé. La théorie du concept est ainsi la portée du je, le point de vue unilatéral de la conscience, le monde vu depuis la conscience, et par la seule conscience. Toute autre forme de pensée agissante est considérée comme une aberration à combattre. La théorie du concept n’est pas seulement en et pour soi, elle est l’affirmation des présupposés de l’en et pour soi dans et pour la conscience : de l’absolu à l’infini, en passant par l’objectivité de l’aliénation, Hegel a tenté de ramener dans la conscience tout ce qui lui échappe. Le monde de Hegel est ce Selbstbewusstsein (en allemand conscience de soi est le même mot que confiance en soi), où la conscience présuppose que tout est conscience.

Le sujet-objet est le mythe immature du monde qui croit que la conscience est l’arme absolue. C’est un mythe religieux, dans le sens où il n’a de vérité que dans le croire en son propre infini, c’est-à-dire dans un mouvement de soi qui est invérifiable par essence. Dieu, la nature, l’économie, la communication sont des sujets-objets : ils sont la totalité qui se fait elle-même, le sujet dont tout objet est l’objet, et l’objet dont tout sujet est le sujet ; ils ne connaissent pas d’extériorité ; ils sont absolus et infinis. Le concept tel que Hegel l’a théorisé est la généralité, la matrice de ces mythes. Hegel, par contre, a mieux compris les exigences de cette généralité que ceux qui l’ont employée dans un sens plus restreint – et tout d’abord il savait que le sens du sujet-objet ne peut pas, une fois qu’il est devenu concept, se restreindre. Si le sujet-objet sous sa forme de concept va bien au-delà de Dieu, contient Dieu, il ne saurait déchoir en économie, communication ou toute autre entité qui se détermine par rapport à un autre. Il a aussi compris que pour parler de ce sujet-objet absolu et infini, il faut être soi-même ce sujet-objet absolu et infini, parce que si je parle d’un sujet-objet auquel je suis extérieur, ce sujet-objet aura une extériorité, ce qui est contraire à son poser, qui est justement la suppression de toute extériorité, de tout présupposé. C’est pourquoi l’identité du sujet-objet avec le je, et donc avec la conscience de soi, est nécessaire. De même, il ne peut y avoir d’extériorité véritable à la conscience de soi. L’être immédiat, qui n’est pas encore existence, et l’esprit, qui dépasse la conscience, sont consciencieusement ramenés dans la conscience. La réalité, qui est la fin de la conscience, et l’aliénation, qui est son devenir autre, sont ramenées à des moments du concept, sont dérivées (herleiten) et engendrées (erzeugen) par le concept, parce que, sans elles, le concept n’est pas accompli, en effet. Mais la réalité et l’aliénation sont en ceci l’extériorité de la conscience qu’elles y mettent fin : la réalité fait sans doute partie de la conscience en tant qu’elle est sa fin, mais la catégorie de la réalité met également fin à la pensée qui n’est pas conscience, notablement l’aliénation ; et l’aliénation, dont la conscience est l’un des commencements possibles, est justement le devenir autre de la conscience, la conscience supprimée au sens de Hegel, la conscience qui n’apparaît provisoirement pas. Réalité et aliénation sont la nouveauté, la surprise, le bouleversement des conditions existantes, la suppression du posé, l’explosion du je, l’éruption de l’irrationalité et de l’incohérence qui dégrade la conscience en simple apparence dont l’essence lui est extérieure. La conscience, comme Hegel le révèle justement, ne peut révéler que ce qui est là. Tout ce qui lui est extérieur, tout ce qui n’est pas là, ne peut être conçu par la conscience autrement que comme limite de son intériorité. La conscience, chez Hegel et dans le monde de Hegel, ramène en elle ce qui n’est pas elle, prétend à son absolu, à son infinité, pose en sujet-objet qui comprend en et pour soi ce qui lui échappe. 

L’immaturité du sujet-objet est cette conclusion absurde d’un reportage télévisé : « Ce qui vient de commencer ne peut pas finir » ; c’est de se croire trop au début de soi pour s’envisager en entier, du commencement à l’accomplissement. Le sujet-objet est ainsi l’idée que tout ce qui est là change seulement dans le jeu de ses formes, qui sont à révéler à l’infini, dérive et s’engendre à l’infini, mais ne finit véritablement jamais en plein. C’est le refus de se concevoir en entier. La vision du monde de Hegel est de plutôt conserver du possible que d’en détruire en rendant vrai ; plutôt rêver vivre à l’infini qu’avoir pour projet d’accomplir son existence ; ne rien faire plutôt que de réduire l’horizon. Mais cette vision infantile de l’humanité sur soi-même rencontre sa maturité qui en rit, ici et maintenant, enfin serait-on tenté de dire. C’est le sens de la pensée Didouche-Mourad, dérivée et engendrée par la révolution en Iran, et qui, posée en téléologie moderne, propose de jouer avec tout en partant du tout en entier, comme projet de le finir en plein, de l’accomplir.

S’il y a un extérieur à la conscience, si le sujet-objet n’est donc pas la conscience et le je, il ne peut être que l’unité de la conscience et du je avec la réalité et l’aliénation. L’unité de la conscience et de ce qui la finit et de ce qui la dépasse est la pensée, dont la conscience et l’aliénation sont des moments, et dont la réalité est la fin. Mais la pensée est justement la division entre sujet et objet, la division entre conscience et aliénation, la division entre je et genre. La pensée qui est tout, sauf la réalité, et qui n’est donc pas réalisée, donnée, n’est pas même une substance au sens de Spinoza, mais, au mieux, le projet d’une substance au sens de Spinoza. Nous, tous ceux qui pensent, engendrent, dérivent, véhiculent, et réalisent la pensée, aurons à choisir si le projet de Spinoza, couronné par celui de Hegel, convient à la pensée. Nous connaissons trop peu la pensée, tout ce qui est là, pour savoir si c’est là un sujet-objet selon notre concept, c’est-à-dire dont l’accomplissement est le nôtre.

Ce sujet-là, nous, que nous appelons provisoirement le genre humain, n’est pas la réalité que Hegel fait dériver du mouvement du concept et engendrer par lui. Au contraire, le sujet dont je est un moment n’est qu’un projet. C’est précisément ce qu’est le sujet-objet dans le monde où la vérité des projets est leur réalisation : un projet. Aussi il ne peut y avoir de sujet-objet que posé par un je qui prétend faire partie de ce sujet-objet. Le poser d’un sujet-objet est la prétention à la réalité de quelque chose qui n’est encore qu’un projet, soit par ignorance et horreur de ce qu’est la réalité, soit par cette hâblerie de poseur qui prétend déjà réalisé ce qui est seulement en projet, et qui parle à crédit en partant d’un résultat non encore pratiquement vérifié. Le sujet-objet n’a de réalité que dans l’accomplissement du sujet et de l’objet. Le mouvement objectif du monde a pour objet de finir l’objectivité, ce qui est identiquement le projet de la subjectivité : la fusion, l’identité entre objectivité et subjectivité, le sujet-objet donc, n’est pas un donné ou un être déjà là qui attend seulement sa révélation, comme Dieu, la nature, l’économie, la communication, et comme chez Hegel, mais projet, réalisation, résultat, accomplissement, fin. En d’autres termes : le sujet-objet est un projet ; sa connaissance est sa réalisation, sa vérification pratique ; le sujet-objet n’agit sur soi qu’en tant que projet ; sa réalité est sa fin [2].

Le malheur de cette conscience de soi du je de Hegel est que l’aliénation a continué. C’est parce qu’elle-même est sujet, c’est parce que l’aliénation supprime de la conscience au sens Hegel, c’est parce que l’aliénation a transformé le concept de Hegel en moment dialectique, que le monde du concept, qui est le monde de la conscience, est attaqué jusque dans sa perspective, jusque dans sa conscience, jusque dans son concept. Le malheur de ce monde de la conscience est que ce qui lui échappe lui a échappé. Ce n’est pas je, la conscience de soi qui fait le monde, pour paraphraser l’objection de Marx, c’est le monde qui fait je, la conscience de soi. Mais le monde n’est pas Dieu, nature, économie ou communication : le monde est l’aliénation dont la conscience est un moment et dont la réalité est la fin.

Vérité du concept

La vérité objective du concept de Hegel et du monde de Hegel est de faire disparaître dans la conservation ce qui finit la conscience : d’une part la réalité, d’autre part l’aliénation. La vérité subjective de notre monde, ce qu’a théorisé Hegel, est : d’une part, trivialiser, désarmer la réalité (« car l’expression indéterminée réalité [Realität] ne signifie absolument rien d’autre que l’être déterminé »), y compris en prétendant annexer la réalité à la conscience ; d’autre part, résister par tous les moyens à l’aliénation, y compris en prétendant annexer l’aliénation à la conscience.

Est concept ce qui apparaît comme en et pour soi dans la vérification théorique qu’est la dialectique, c’est-à-dire en apparence. Posons que la téléologie est la conception de l’accomplissement, de la réalisation. Posons que la vérité téléologique du concept est son accomplissement, sa vérification pratique, qui, par la perte de la conscience de soi et de la confiance en soi, passe dans l’aliénation pour trouver sa réalité, c’est-à-dire sa fin réelle (ce pléonasme est encore nécessaire dans notre monde où la fin est infiniment différée et conservée dans l’infini), où elle n’est pas conservée. L’être en soi devient l’extension du possible dans lequel est choisi l’accomplissement, l’être pour soi devient l’exigence pratique de cet accomplissement, toute liberté connue, et l’en et pour soi disparaît dans sa vérité, la réalité de la vérification pratique.

 

[1] Réalité est ici la traduction de Wirklichkeit. Wirklichkeit est le mot courant allemand pour dire réalité, comme Begriff est le mot courant pour dire concept. Mais dans Wirklichkeit, Hegel a joué avec la racine wirken, avoir de l’effet, qui lui permet en même temps de mettre en scène le dépassement de la Wirklichkeit. C’est pourquoi, en français, la traduction habituelle de Wirklichkeit chez Hegel est « réalité effective » ou même « effectivité », alors que la traduction « réalité » est réservée au gallicisme que Hegel emploie, quoique rarement, Realität.

[2] L’expression « réaliser la fin » n’a d’autre intérêt que de se donner la fin, la réalité, l’accomplissement comme projet. En réalité, il n’est pas possible de réaliser la réalité, de « réaliser la fin ». En réalité, il n’y a que le possible qui peut être réalisé, et la réalité achève ce possible, cette réalisation, cet accomplissement. La notion d’accomplissement a ceci d’intéressant qu’elle recouvre le moment de la réalisation jusqu’à son achèvement dans la réalité. Le verbe accomplir a ceci d’intéressant qu’il associe le processus de réalisation à la réussite du projet, au fait de le mener à son terme et de satisfaire le désir, la connaissance. En allemand, accomplir, vollenden (finir en plein), insiste davantage qu’en français sur l’idée de finir, qui n’est pas n’importe quel finir, mais qui n’est pas non plus la fin.