(Texte présenté au 1er Congrès de téléologie et remanié pour publication)
La multiplicité des médias a considérablement cru. Dans la période actuelle, il n’y a plus de média dominant et incontournable comme la presse il y a encore dix ans (Internet, la télévision et la presse, même la radio sont concurrents) et cet émiettement est la première difficulté pour comprendre dans l’ensemble ce qui se passe, et dans le détail ce qui est essentiel.
Non seulement on ne peut donc plus tout suivre (une « veille » active comme la Bibliothèque des Emeutes n’est plus imaginable, parce qu’il faudrait suivre beaucoup plus de médias, passer énormément de temps à écrémer, et on n’aurait pas encore un résultat comparable à la BE). La disposition même des médias n’est plus la même : dans la BE, avec ‘le Monde’ et ‘Libération’ on pouvait être raisonnablement sûrs de ne pas manquer l’essentiel, même si on savait bien ne pas pouvoir prétendre à l’exhaustivité. Aujourd’hui on ne peut pas se poster près de deux ou trois médias avec la garantie implicite de couvrir l’essentiel. Les médias sont disséminés à travers différents types de support ; ceux qu’ils imitent changent souvent ; et les médias leaders ne sont pas leaders pour leur sérieux, ou leur capacité d’analyse, si bien que les médias ne délivrent plus la garantie de couvrir l’essentiel.
On a vu que les médias ne couvrent plus tout ce qui se passe non plus. Bien sûr les médias n’ont jamais tout couvert. Mais autrefois c’était simplement parce que, dans la hiérarchie des lieux et des particuliers, hiérarchie implicitement connue de tous, ils ne descendaient pas suffisamment bas. Aujourd’hui c’est pour d’autres raisons qu’ils éliminent des champs d’observation entiers. La première et la plus importante, c’est qu’ils sont reconnus comme ennemis, par définition, dans de nombreux endroits : à ces lieux que le secret d’Etat leur a toujours interdits se sont ajoutés les lieux des ennemis du secret d’Etat. Dans les émeutes, dans les zones habitées par les gueux, le journaliste est haï, voire méprisé. Autrefois, quand l’information ne parlait pas d’une émeute, c’était sur ordre de l’Etat ou parce que son analyse, transparente, laissait penser qu’il n’était pas nécessaire qu’elle en parle ; aujourd’hui, c’est parce qu’elle y est considérée comme partie et non plus seulement comme juge impartial.
De ce fait, l’information s’est concentrée sur l’investigation dans les éléments de sa propre philosophie qui, comme nous l’avons montré, est une morale. Dans sa volonté, inconsciente, de montrer que ce dont elle parle est tout, elle tente d’hypostasier ce dont elle parle. Elle croit qu’il n’y a plus d’extériorité. Au moment même où l’information se comporte en juge de tout, elle occulte qu’elle peut être considérée comme parti. Aussi, cette information s’exprime de moins en moins sur ce qui est hors d’elle : hors de ses valeurs, hors de son domaine d’investigation, hors de ses intérêts, hors de sa compréhension, comme la nouveauté des assemblées en Argentine, dont elle ne sait que penser pour le moment. Ce mouvement de repli sur soi, sur un terrain apparemment illimité, a considérablement augmenté les zones d’ombre pour une observation du type de la BE.
Il faut ainsi remarquer que la crédibilité des témoignages directs reprend de l’essor. Sur les assemblées en Argentine par exemple, qui sont hors du faisceau de l’information, les témoignages directs sont absolument indispensables. Pourtant, la qualité de ces témoignages est encore plus douteuse qu’il y a dix ans. La première raison est que les témoins eux-mêmes ont des façons de penser beaucoup plus marquées par l’information dominante, mais que leur idéologie, souvent hybride, est devenue moins facile à décrypter ; d’autre part, la plupart des récits directs sont coupés d’informations venant, plus ou moins directement de l’information dominante, ce qui était beaucoup moins le cas, et beaucoup mieux séparé dans les discours des témoins directs il y a encore dix ans. Enfin, les témoins directs continuent de véhiculer des impressions très particulières, qui se substituent trop facilement à des jugements généraux (ex. : « les campagnes sont pour Menem »). Et le récit de l’événement lui-même permet mal de déceler sa propre importance.
Enfin, plus encore qu’avec l’Iran, on a vu avec l’Argentine la difficulté de convaincre de la nouveauté de ce qui se passe là. Il y a là aussi plusieurs raisons : d’abord, la nouveauté elle-même n’est plus aussi claire pour tous. Sur l’Iran, par exemple, on ne pouvait discuter le fait que jamais encore il n’y avait eu des manifestations aussi nombreuses. Quels que soient l’importance et le sens qu’il faille accorder à ce fait, sa nouveauté était indiscutable pour tous. En Argentine, on peut tout à fait dire des assemblées qu’elles ressemblent à des assemblées antiques, ou récentes, et qu’il n’y a là rien de nouveau ; on peut affirmer que, n’étant pas même encore parvenues à la critique du spectacle, elles sont donc archaïques par rapport à cette critique. Et en même temps on pourra saluer comme nouveauté les shows du Chiapas, ou les émeutes antimondialisation.
Il y a bien entendu aussi une dispute sémantique sur le terme même de nouveauté. C’est aussi une des difficultés de l’époque de cette information qui s’est homogénéisée en s’émiettant : tous les termes sont sujets à dispute sémantique, mais pas seulement par le fait de la critique. Ce sont aussi les défenseurs de ce monde qui installent ce type de dispute comme coupe-feu. « Révisionnisme » par exemple est un terme que l’ennemi a massivement détérioré et brouillé.
Les images aussi sont en mutation : on n’est plus seulement confronté à des manipulations staliniennes, on est confronté à des images sans arrêt manipulées par tous, en toute légalité. Les publicitaires ou designers qui achètent des CD aux banques d’images manipulent et transforment toutes celles dont ils se servent, en relativement bonne conscience, pour les personnaliser. Alors que l’importance de l’image s’est encore accrue par sa souplesse, et sa capacité à divers morphings, parce qu’elle se substitue de manière de plus en plus précise aux discours, l’image paraît plus juste : en fait, l’image, qui prétend toujours refléter ce qu’elle représente, reflète de plus en plus des intentions et des effets. Il y a un transfert en cours : ce qui est représenté sur l’image reste, en principe, ce qu’elle doit raconter. En fait, ce qui est représenté sur l’image devient le moyen pour susciter un effet, et faire passer une impression, et de moins en moins pour expliquer ou illustrer une idée.
(Texte de 2002.)