L’insurrection qui vient – Et au-delà

 

1. Le petit livre dont il est question ici, ‘L’insurrection qui vient’, est ce que dans l’information dominante on pourrait appeler un phénomène de société. Il parle de notre temps comme on n’en parle pas souvent. Chacun y trouve du sien. Et aussi, chacun se sent étranger à ce qui est dit. C’est ce jeu de bascule du point de vue, qui implique et qui permet de se dégager, les deux en même temps, qui a permis, du ‘Nouvel Observateur’ à la téléologie moderne, en passant par le PCMLM ou Sud, de s’intéresser, non sans intérêt, non sans agacement, à cette voix d’aujourd’hui.

Commençons par ce qui paraît estimable, du point de vue de la téléologie moderne. Il est rare de lire, aujourd’hui, un ouvrage aussi critique de la société en place. C’est un plaisir proche du réconfort, un soulagement, que d’entendre un discours articulé refuser complètement l’organisation sociale présente, en tentant d’en tirer des conclusions pratiques. Qu’un rejet aussi profond et aussi argumenté puisse s’exprimer désenclave le nôtre et entreprend déjà cette critique de la séparation qui est au programme des pratiques négatives depuis le début de la révolution iranienne, en 1967.

L’anonymat des auteurs, qu’ils veulent offensif, contient la volonté de mettre en avant la parole, au détriment des vaines célébrités et des digests contenus dans les signatures. C’est un autre point sur lequel les téléologues modernes, qui l’ont soutenu depuis longtemps, se réjouissent. L’intégrité de la parole, aujourd’hui, se manifeste de plus en plus quand elle est dépouillée des individus qui l’ont proférée, malheureusement. De sorte qu’une signature anonyme comme celle du « Comité invisible » est d’abord un indicateur de probité.

Cet anonymat, cependant, paraît curieusement défendu par leurs auteurs, quand ils veulent en faire une sorte de clandestinité, fort peu compatible avec une activité publique comme le discours où il paraît, dans une société aussi policée. D’autant plus, si ce que dit ‘Le Nouvel Observateur’, dont le critique connaît le nombre, l’âge, et apparemment le lieu d’habitation des membres de ce comité, est vrai. Si l’anonymat contre la police interdit tout accès à la publication, l’anonymat qui permet la publication devrait au moins pouvoir se garder complètement face aux médias les plus engagés dans notre société comme ‘Le Nouvel Observateur’. Il n’est jamais difficile de dissuader un journaliste de vous faire connaître. Il suffit d’ailleurs d’éviter toute approche en se montrant férocement inamical, si l’on peut dire, dès le premier contact. Une hostilité sourde empêche efficacement les faiseurs d’écho.

Le style et le ton de l’ouvrage participent de l’agacement. Issu d’une tradition littéraire qui sent son Guy Debord, le long discours affirmatif navigue avec souplesse mais imprécision entre les vécus personnels jamais étayés et des généralisations presque toujours abusives. Exemple : quelques emprunts d’événements à l’étranger semblent donner à cette vision du monde franco-française une touche mondiale ; ou bien, quelques conceptions du quotidien, étendues à un « nous » sans contours qui provoque l’exclusion ou le rejet de ceux qui ne partagent pas cette expérience : « D’ailleurs, nous ne travaillons plus : nous taffons. » Non. Je ne « taffe » pas.

Ce ton affirmatif et pourtant approximatif joue avec la généralisation. Mais il ne le fait pas du point de vue de l’histoire, mais du point de vue d’un quotidien à revisiter. La généralisation ici est justement la part historique vue à travers l’angle du quotidien. C’est exactement le point de vue dominant : ne plus comprendre ce que l’histoire a de fondamentalement différent du quotidien, prôner une révolte qui s’installe dans le monde bâti autour d’un quotidien. Cette vue trop courte est déjà annoncée dès le titre : une insurrection est toujours un moyen terme entre la situation actuelle et un but. Dans cette ‘Insurrection qui vient’, il manque simplement le but de l’insurrection, ce qui permettra de la dépasser et ce qui orientera ce dépassement.



2. ‘L’insurrection qui vient’ se divise en deux parties : le constat et le projet. Le constat est une analyse de la société en place, en sept cercles qui n’ont d’ailleurs aucune circularité immanente, et dont la constitution structurelle rend plutôt une affectation littéraire assez déplacée – l’imitation de la structure de l’enfer de Dante ? –, qu’un fondement dans le contenu.

Le constat ne nous montre que ce qui est mauvais dans cette société. Que l’organisation sociale soit contraire à nos intérêts en entier paraît une thèse non seulement défendable, mais un bon outil offensif. Dans ‘L’insurrection qui vient’ cependant le parti pris choisi est de montrer une somme de choses mauvaises, qui auraient pour résultat, implicite, que tout est mauvais. C’est la première faiblesse considérable de ce texte.

Notre monde n’est pas mauvais en chaque chose, justement. Il est constitué de multiples satisfactions, qui nous assoupissent et nous réduisent, peut-être, mais dont nous avons besoin. La société en place a réussi à réduire à presque rien l’ascétisme et à corrompre, par le plaisir, par la satisfaction, notre insatisfaction fondamentale. Elle a légalisé et propagé des états de son « bien-être ». Par des modes de pensée liés au repos, à la récupération, elle a colonisé, utilement pour elle, des lisières de l’inconscient, des rythmes où la concentration de la conscience se rétracte, et où vagabonde l’imagination. Cette atteinte à l’interdit ne génère pas simplement de la facticité, mais elle suscite aussi du soutien à cette société : oui, un « bon » film, un sprint en voiture de sport, un site Internet porno, un excellent repas, un « voyage » dans une capitale inconnue, un concert ou un match de football sont des moments, des états, des modes de pensée et de satisfaction auxquels nous participons tous plus ou moins, suspendant pendant ces instants nos possibilités de critique. Manger suffisamment et ne pas subir la guerre reste une double revendication de pauvre, que la société actuelle satisfait au moins dans les Etats occidentaux, et il n’y a pas beaucoup d’exemples dans le passé où une telle situation ait duré aussi longtemps. Il ne s’agit pas de militer pour quelque ascétisme ou de répudier le plaisir ; mais d’admettre que sa mutation en valeur positive de la société middleclass est aussi utilisée pour défendre cette société middleclass.

Un des principaux problèmes du parti de l’insatisfaction est qu’il se trouve face à une organisation de satisfactions partielles multiples et ramifiées auxquelles personne aujourd’hui n’échappe, et qui fait oublier l’insatisfaction qui permet à l’humanité d’avancer vers son accomplissement. C’est exactement le contraire de ce qui ressort du constat de ‘L’insurrection qui vient’ : on a une somme arbitraire d’insatisfactions, multiples et ramifiées, qui occulte simplement les raisons d’être d’accord avec cette société comme si elles n’existaient pas ; et on a une société qui n’est pas mise en cause en entier, parce qu’elle n’est jamais considérée en entier.

Le point de vue de ce constat en effet est l’effondrement, non seulement de la société, mais de la « civilisation » actuelle. Or le terme de civilisation lui-même, un des plus discriminants inventé par l’idéologie dominante des deux derniers siècles, est aujourd’hui évanescent. Ainsi, lorsque « notre » civilisation, occidentale ou comme on voudra l’appeler, s’effondre, ce n’est que cette illusion-là, celle d’une civilisation à laquelle nous appartiendrions, qui s’écroule. C’est simplement cette idée fausse qui s’avère fausse, cette hypothèse un moment hypostasiée qui est rejetée.

Mais au-delà de cette objection sémantique, il semble que le Comité invisible s’essaye, dans le jeu douteux des prédictions, au diagnostic de l’effondrement, du désastre, de la catastrophe. C’est là une analyse que nous ne partageons pas. Nous pensons avoir un ennemi redoutable, plus tout jeune, mais pas encore vieux, qui détruit beaucoup de choses, mais qui en construit aussi. La paupérisation grandissante, la privation de débat, l’isolement, toutes les formes de renforcement coercitif de la société actuelle sont loin de s’apparenter à un désastre pour nous, voire même de ressembler à un déclin pour cet ennemi. Nous pensons au contraire qu’une dispute a lieu, qu’elle met en jeu deux avis opposés, et que l’avis le plus fort pour l’instant n’est pas le nôtre. La modification du monde se fait selon cet avis ; par ailleurs, cette dispute méconnue se déroule sur un fond d’aliénation grandissant. Ce mouvement de pensée d’une ampleur inégalée, et inimaginable pour une conscience, nuit et sert les deux camps, comme l’apologie du plaisir, qui était critique un moment, et que l’ennemi a su s’approprier.

Nous observons attentivement l’érosion de cet ennemi, et nous trouvons qu’elle est lente, et que ses capacités de régénération sont inventives, davantage que celles du parti de l’insatisfaction, qui semble cependant increvable, ce dont l’ennemi semble avoir perdu, pour l’instant, l’inquiétude. La corruption et la criminalité, qui marquent toujours l’écart entre les règles et les joueurs, grandissent, mais ne sont pas encore en mesure de mettre cette société en péril, beaucoup s’en faut. Nous regardons aussi la dialectique entre le désir et la satiété, et l’époque permet plutôt à la seconde d’encapuchonner le premier. Ces équilibres discrets, et fins, contredisent assez nettement l’ambiance de fin d’un monde que projette le constat de ‘L’insurrection qui vient’.



3. « Une insurrection, nous ne voyons même plus par où ça commence. Soixante ans de pacification, de suspension des bouleversements historiques, soixante ans d’anesthésie démocratique et de gestion des événements ont affaibli en nous une certaine perception abrupte du réel, le sens partisan de la guerre en cours. » Ainsi commence la partie projet de l’ouvrage. Et il est à la mesure de ce qui suit. C’est d’abord une ignorance historique crasse. Nous voyons très bien par quoi commence une insurrection : par une émeute. Il y a bien des émeutes sans insurrection, mais il n’y a pas d’insurrection sans émeute.

Les soixante ans de pacification sont peut-être ressentis ainsi dans l’autisme qu’on peut cultiver dans un potager de la Creuse, mais ils ne sont pas vécus ainsi à l’échelle du monde. Est-ce que la guerre en cours est indexée sur une certaine histoire officielle pour petit peuple sage qui prétend que la dernière guerre mondiale marque la dernière guerre ? Que faut-il alors dire de ce vaste mouvement social qui a transformé le monde, son débat, et même en un certain sens sa perception de soi, et qui a déchiré et reconstitué la planète entre 1967 et 1993 ? Les théoriciens d’une insurrection future seraient bien inspirés de connaître celles qu’ils ont évitées, de leur vivant. Il y a moins de honte à reconnaître qu’on n’était pas en Iran, à Kwangju ou à Toxteth, que de faire comme si ces événements-là n’avaient pas contribué à constituer le terrain de bataille que nous occupons aujourd’hui.

‘L’insurrection qui vient’ se propagerait de « commune » en « commune ». Un bout de révolte épars s’ajoute à un autre bout de révolte épars, qui peuvent être de natures aussi différentes qu’une grève sauvage ou qu’une radio libre, il y aurait des réseaux de révoltes éparses, de plus en plus denses, de plus en plus serrées, de plus en plus nombreuses. Voilà l’insurrection qui vient et qui finirait avec les soixante ans de pacification qui nous séparent de la guerre dite mondiale. Admettons. Quel est le but de cette démarche ? Il n’y en a pas d’autre, chez les auteurs du livre en question, que de s’installer dans cette démarche.

La fin de cette vision, sans but et sans objet, est un court texte qui présente, si l’on comprend bien, la situation de l’insurrection. Elle commence par le métro, où les gens se parlent ; elle passe par le squat d’une mairie par les expulsés d’un foyer, le déménagement des matons et des flics dont les adresses circulent, par le bar-épicerie du village où « on apporte l’excédent de ce qu’on produit et l’on se procure ce qui nous manque. On s’y réunit aussi pour discuter de la situation générale et du matériel nécessaire pour l’atelier mécanique ». Ensuite une roquette effondre un mur de prison. Et un premier ministre fait des appels au calme, alors qu’on ne peut plus dire depuis combien de temps ces « événements » ont commencé.

Rien de tout cela ne paraît désirable. La vigueur de l’insurrection, qui est d’abord une intensification de la vie, un moment où l’on se rapproche du terme de l’existence, aussi bien physique que générique, rien de cette explosion de nos croûtes et de nos lenteurs, de l’abolition de nos anesthésies et de la gestion de nos satisfactions, ne transperce ici. A la rigueur on pourrait se réjouir d’une perspective où les gens se parleraient dans le métro ; mais s’il y a insurrection, qui ferait circuler le métro et pourquoi et pour aller où et faire quoi ? Voilà qui paraît plus intéressant. Et d’ailleurs, quel misérabilisme nous ferait choisir, comme premier décor de la dignité retrouvée, les souterrains étroits et puant la servitude du métro ? Ensuite, quel beau destin pour des expulsés : loger dans une mairie. Beaucoup, soyons en sûr, trouveraient plus digne la rue. Le déménagement des flics après une opération de dénonciation contre eux, la belle affaire ! Les voilà on ne sait plus où, mais regroupés, et sur leurs gardes. Quant au bar-épicerie du village où l’on fait de la gestion, où l’on parle de la situation générale et de l’approvisionnement de l’atelier de mécanique, en quoi est-il différent d’aujourd’hui ? Et la roquette qui démolit le mur de prison, prions pour que ce ne soit pas celui où nous sommes adossés. Il y a encore un premier ministre, dans cette insurrection interminable qui efface en nous la mesure du temps, aussi bien que l’information dominante d’aujourd’hui.

Ce monde particulièrement lugubre l’est surtout parce qu’il montre bien l’une des menaces fondamentales que l’ennemi essaye de nous inculquer : il n’y a pas d’issue, il n’y a pas d’au-delà possible, il n’y a pas de but. L’insurrection est son propre but, une façon de vivre suffisamment durable pour qu’on oublie comment elle commence, tout comme le Comité invisible a aujourd’hui oublié comment commence une insurrection. Alors que le projet anthropocentrique de l’humanité est un projet de maîtrise de l’humain par l’humain, de la totalité, le Comité invisible est sans cesse résigné à des pertes de contrôle définitives, comme même la notion du temps. Même les maoïstes du PCMLM, qui au moins pensent sortir de cet univers par la dialectique et la lutte de classes, visent un dépassement. Mais ici, on reste dans ce monde, il est seulement ravagé par la guerre, en deux camps sans fin, dans une sorte d’apocalypse pauvre et tenace, qui ressemble à certains films de politique fiction de série B.

Devant un projet aussi médiocre, qui incite plutôt à la soumission actuelle – qui au moins ne trouve pas ses joies dans des ateliers mécaniques et des mairies envahies par des expulsés –, il ne sera ici commenté qu’un seul des désaccords plus fondamentaux que ce texte fait aussi surgir : ce que les auteurs disent de l’« assemblée générale ».

« Un autre réflexe est, au moindre mouvement, de faire une assemblée générale et de voter. C’est une erreur. Le simple enjeu du vote, de la décision à remporter, suffit à changer l’assemblée en cauchemar, à en faire le théâtre où s’affrontent toutes les prétentions au pouvoir. Nous subissons là le mauvais exemple des parlements bourgeois. L’assemblée n’est pas faite pour la décision, mais pour la palabre, pour la parole libre s’exerçant sans but. »

Dire que voter transforme une assemblée en cauchemar est une vision qui ne correspond pas, en tout cas, à celles qui ont eu lieu en Argentine en 2002. Le but était la palabre plus qu’ailleurs – ce but n’était pas avoué mais but quand même –, et l’on votait beaucoup : voter faisait partie de la palabre. Le vote y a aussi été utilisé pour le pouvoir, mais surtout contre tout pouvoir, pour brouiller toutes les cartes. Bref, voter était parfaitement réjouissant.

Les parlements « bourgeois », quant à eux, votent justement sans décider quoi que ce soit : les décisions sont prises avant le vote, par les centrales des partis. Le vote ne donne lieu, dans ces assemblées, à aucunes prétentions au pouvoir : le pouvoir, comme la décision, a son siège dans des antichambres moins exposées au public. Enfin, prétendre que la palabre, la parole libre, est celle qui s’exerce sans but, est bien le témoin de ce désarroi de gens sans buts, qui n’en veulent pas. Parler sans but n’intéresse pas particulièrement les assemblées qui jouissent des urgences dont l’histoire est l’accélérateur, et dont l’insurrection est la preuve. Les assemblées qui sont aujourd’hui les plus proches de cette définition – pas faite pour la décision, mais pour la palabre – sont les pseudo-débats télévisés, où il n’y a pas non plus de vote, et qui se veulent, non sans raison, les lieux privilégiés de la parole libre s’exerçant sans but.

Le Comité invisible trouve qu’il y a fort peu de décisions à prendre, si peu qu’il ne faut pas les prendre, mais que les décisions doivent s’emparer de nous. Je prends plusieurs milliers de décision par jour, et je cherche par ailleurs à prendre la décision qui contient toutes les autres. Il s’agit d’acquérir une maîtrise de ce qui est. Cette décision nécessite plusieurs assemblées générales de l’humanité, qui décident, pas nécessairement d’ailleurs par le vote, mais même de cela ce sont ces assemblées qui décideront. Une décision qui s’emparerait de moi est aux antipodes d’une décision qui me réalise, qui m’accomplit. Celle-là se projette, et se prépare. Voilà tout ce qui sépare la téléologie moderne de cette « insurrection qui vient », que je combattrai avec férocité si elle avait lieu dans le vaste monde que nous traversons en insatisfaits plutôt que dans l’imagination pauvre de quelques pauvres.



4. Le phénomène de ce petit ouvrage est étrange, parce qu’il est à la fois familier et étranger à chacun. C’est une flèche qui ne se trompe pas de direction. Elle est tirée avec force, mais sans portée. Elle se termine à nos pieds ou dans un nuage, dans le trop court et dans le trop vague, tant l’insurrection finale paraît absurde et peu souhaitable, à nous-mêmes qui souhaitons des insurrections.

La faiblesse de la méthode, l’ignorance très inquiétante de l’histoire, la perte de recul et de vue d’ensemble, sont les autres étrangetés d’un ouvrage qui mesure quelle est la distance entre les particuliers éparpillés d’aujourd’hui et leur propre insatisfaction, entre les moyens d’un constat qui n’a plus les moyens d’une analyse, et le dérisoire d’un projet qui a perdu son but.

C’est sans doute par cette infirmité qui s’est généralisée que ‘L’insurrection qui vient’ nous est suffisamment familier pour que nous examinions ce curieux objet si hostile au même ennemi que nous et où, pourtant, nous reconnaissons son influence à chaque pas.

 

Texte de 2007