Editions Champ libre 1975
Editions anonymes. Strasbourg
» … Peu à peu j’abandonnai l’idéalisme et j’en vins à chercher l’idée dans la réalité même. «
Karl Marx à son père, 10 nov. 1837.
Ne vous effrayez pas, il y a de l’Idée à chaque ligne.
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La grandeur de la Science de la Logique et de son résultat final : la dialectique de la négativité comme principe moteur et créateur, consiste en ceci : Hegel saisit la réalité comme une unité — comme l’unité de ce qui existe et de l’apparence de ce qui existe. Le réel contient le négatif comme apparence et les peuples sont las quelque temps avant que de s’apercevoir qu’ils le sont. La philosophie qui se place au point de vue de la réalité et s’y maintient est représentée par le système de Hegel. La philosophie de Hegel est la théorie matérialiste de l’idée. En ce qui concerne la réfutation d’un système philosophique, c’est commettre une grossière erreur que de représenter le système qu’on veut réfuter comme étant faux d’un bout à l’autre, et comme s’il s’agissait seulement d’opposer le vrai système au faux. Un système n’est faux que lorsqu’il prétend que son point de vue est définitivement le plus élevé. Le véritable point de vue du système hégélien et la réponse à la question de savoir s’il est vrai ou faux ressortent tout seuls de l’ensemble auquel se rattachent les considérations sur ce système. On aurait tort de voir dans ce point de vue une simple opinion, le produit subjectif d’un mode de représentation ou de pensée d’un individu quelconque, d’une spéculation ayant pris une fausse direction, Hegel se place au point de vue de l’économie politique moderne. Il conçoit le travail, en tant que rapport de la matière à elle-même, comme l’essence et la confirmation de l’essence de l’homme.
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Tout commence avec le travail, cette activité commune à tous les animaux. Le travail constitue le commencement, parce qu’il est aussi bien activité pure que le vivant simple ; mais ce premier commencement ne peut rien être de médiatisé et de davantage précisé. Le travail représente l’indépendance immédiate à l’encontre de la totalité réfléchie et a sa raison d’être non dans un tout mais dans lui-même. La définition véritablement première de l’humanité est par suite qu’elle est le travail pur. Et l’histoire doit être l’histoire du travail.
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Le travail est le besoin qui se supprime. Ainsi que l’ont clairement montré les célèbres travaux de Pavlov, le besoin contient le négatif comme apparence, il se contient lui-même comme besoin déjà supprimé en apparence. Le travail est immédiatement l’unité du négatif avec lui-même. L’équilibre qui s’établit entre le besoin et le besoin supprimé en apparence est avant tout le travail lui-même. Mais celui-ci se contracte également pour former une calme unité. Le besoin et le besoin supprimé en apparence n’y sont qu’en voie d’évanescence, mais le travail comme tel implique leur diversité. L’évanescence ou disparition du besoin et du besoin supprimé en apparence équivaut à la disparition du travail. Le travail est donc immédiatement l’unité de ce qui existe et de l’apparence de ce qui existe. L’apparence est le principe du vivant.
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L’apparence n’est pas quelque chose qui apparaît ou apparence de quelque chose, non plus qu’apparence pour un autre. L’apparence est ce cataclysme qui fait que ce qui existe devient quelque chose. L’apparence est la pure apparence de ce qui existe. L’apparence est rien qui existe. L’apparence est l’abstraction absolue ; cette négativité ne lui est pas extérieure, mais l’apparence est apparence et rien qu’apparence. L’apparence est elle-même immédiatement déterminée. Elle peut avoir tel ou tel contenu ; quel qu’il soit, elle ne le fonde pas elle-même mais le possède immédiatement.
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À Hegel revient le grand mérite d’avoir le premier compris l’importance de l’apparence, de lui avoir accordé en théorie la place qu’elle occupe de toute façon dans la réalité. L’apparence est la pure négativité, la négativité conçue comme apparence. Elle est considérée comme quelque chose de mort lorsqu’on lui admet des facultés et des forces efficientes pour elles-mêmes, qu’elle doit avoir. Elle est alors une chose, faite de multiples déterminations subsistant indifférentes les unes vis-à-vis des autres. L’apparence est la même chose que la réflexion. Mais il ne s’agit ici ni de la réflexion de la conscience, ni de la réflexion plus déterminée de la publicité qui a pour ses déterminations l’individu et le genre, mais de la réflexion tout court. À l’encontre des léninphilosophes qui mettent dans l’apparence toute la richesse du monde puis nient toute l’objectivité de l’apparence, nous avons pour but unique de témoigner de l’importance essentielle de l’apparence dans les choses humaines, importance que de toute façon son propre mouvement la porte à s’octroyer.
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Le travail est le but, la présence de ce qui n’existe pas au sein de ce qui existe, la détermination de ce qui existe par ce qui n’existe pas. La proposition du négatif ou de la téléologie — du but — est fort simple et s’énonce ainsi : ce qui existe est déterminé par l’apparence de ce qui existe. Autrement dit, le négatif réside dans l’apparence. Darwin a parfaitement montré dans son Origine des espèces qu’il n’y a nulle trace de téléologie qui appartienne à l’espèce dans la transformation des espèces animales. Cependant, il montre non moins parfaitement que cette transformation repose nécessairement sur une téléologie, non pas celle de l’espèce, mais celle de l’individu animal, mais celle du besoin. Le besoin, c’est l’animal qui veut vivre. La transformation de l’espèce n’appartient pas à l’individu animal, mais réside dans l’accident génétique. Le rôle de l’animal se borne à vivre ou à mourir. S’il meurt, il n’engendre pas. S’il vit, il engendre. Et la mort est le principe essentiel de la vie de l’espèce. La transformation de l’espèce animale est l’unité négative dans laquelle se résout l’opposition du négatif borné et du positif borné. La négativité de l’animal est incapable de se raffiner elle-même. L’animal n’est pas un individu générique parce qu’il n’entretient avec son genre d’autre relation que négative, telle celle qui lie la taille d’une île et la taille de la plus grande espèce qui peut y exister.
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Si le travail bestial et borné contient le négatif, ce n’est qu’un négatif bestial et borné lui-même dans la mesure où il ne raffine rien, où il ne calcule rien, où il ne différencie rien, où il n’identifie rien. C’est une apparence aveugle, sourde et muette. La négativité du travail animal, du travail indépendant, reste enfermée dans une sphère limitée, ce négatif ne sort pas de lui-même. Seule l’objectivation de l’apparence pourra supprimer l’indépendance limitée du travail pur. Le travail bestial est la variété sans consistance, la variété indifférente, la totalité amorphe de la multiformité, c’est-à-dire totalité seulement pour un autre, variété a-totalitaire. Il tolère toute limite, tout extérieur, tout autre. Il est borné. En tant que commencement, il est un commencement qui tolère que l’on commence avant lui. Il n’est pas fondé.
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Le seul travail que Hegel connaisse et reconnaisse est le travail intellectuel, le travail abstrait. Marx, non satisfait du travail abstrait, en appelle au travail concret, au labeur ; mais il ne conçoit pas la réalité comme activité générique — c’est-à-dire comme relation de l’individu et de son genre — comme activité proprement humaine. Marx veut des travaux concrets, réellement distincts des travaux mentaux : il ne conçoit pas cependant l’activité humaine elle-même comme activité révélant le négatif, comme activité consciente. Il ne considère donc dans la plupart de son œuvre, comme vraiment humain, que le comportement laborieux, tandis que la pratique n’y est conçue et définie que dans sa manifestation animale sordide. En conséquence, il ne saisit pas toute la signification de l’activité » révolutionnaire « , pratico-critique.
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Marx ignore le moment abstrait de l’échange. L’échange est le rapport générique par excellence. Le défaut principal de tout matérialisme connu jusqu’ici — hormis celui de Hegel — est que la réalité concrète n’y est conçue que sous la forme du travail bestial et borné, mais non comme activité proprement humaine, comme rapport du travail à lui-même, non négativement, comme rapport. C’est pourquoi l’aspect proprement humain a été développé abstraitement, en opposition avec le matérialisme, par la pseudo-publicité commerciale, cette publicité d’un monde sans publicité, qui parle de ce qu’elle ne vend pas et vend ce dont elle ne parle pas, et qui, naturellement, ignore l’activité proprement humaine comme telle.
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On peut différencier les hommes des animaux par la conscience, par la religion, par le travail, par ce que l’on veut. Ils commencent eux-mêmes à se différencier des animaux dès qu’ils commencent à échanger leurs moyens de subsistance. En échangeant leurs moyens de subsistance ces hommes produisent indirectement leur genre c’est-à-dire eux-mêmes comme hommes. L’animal se confond entièrement et directement avec son activité vitale. Il est cette activité. L’homme fait de son activité un objet d’échange. L’échange de l’activité humaine à l’intérieur de 1a production aussi bien que l’échange des produits humains entre eux, est l’activité générique et l’esprit générique. Par conséquent, la définition véritablement première de l’humanité est qu’elle est l’échange pur. Et l’histoire doit être l’histoire de l’échange.
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Les hommes sont tels qu’ils manifestent leur humanité. Ce qu’ils sont coïncide donc avec l’échange, aussi bien par ce qu’ils échangent que par la manière dont ils échangent. Ce que sont les hommes, ce qu’est l’humanité dépend donc par conséquent des conditions matérielles de l’échange. L’histoire de l’échange, l’existence objective de l’échange, est le livre ouvert des forces essentielles de l’homme, la psychologie humaine matérialisée. Une psychologie, pour laquelle ce livre, c’est-à-dire précisément la partie la plus matériellement présente, la plus accessible de l’histoire, reste fermée, ne peut devenir une science réelle, vraiment riche de contenu.
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L’humanité n’est pas une substance à laquelle il arriverait des accidents. Non plus qu’une forme qui mettrait en œuvre cette substance. Dans l’humanité, le principe formel est en même temps le principe substantiel. L’échange est ce principe. L’échange est le fondement de l’humanité comme unité de l’identité et de la différence ; la réflexion en-soi qui est tout autant réflexion en autre chose, et inversement. Il est l’essence humaine posée comme relation.
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L’échange n’est pas seulement une relation parmi d’autres possibles. L’échange est la relation, la relation qui existe à proprement parler, c’est-à-dire une relation substantielle, qui n’existe pas seulement pour un autre mais dont les termes possèdent ses déterminations, à commencer par sa détermination de relation. Toute relation est une relation d’échange. Il n’existe de relation que d’échange. La relation n’existe que si elle existe pour elle-même dans ses termes, dans un rapport à elle-même, autrement dit, si ses termes contiennent le négatif comme apparence. Une relation qui n’existe pas pour elle-même, dans un rapport à elle-même, ne possède pas sa détermination de relation. Cette détermination lui est extérieure. Elle n’est une relation que pour un autre.
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L’échange est la relation identique, la relation qui produit le même et l’autre, l’identique et le différent, c’est-à-dire elle-même comme relation, comme unité de l’identique et du différent. L’échange est immédiatement production de l’identité. L’échange est immédiatement production de l’opposition, affirmation de la différence, de l’autre. L’affirmation de la différence dans l’échange est immédiatement différenciation de l’activité et des produits de l’activité. L’échange produit et supprime la différence dans le même mouvement. Identité et différence ne peuvent exister que dans l’échange. L’identité qui ne serait pas aussi opposition ne serait qu’une identité impropre, purement extérieure, identité pour un autre. De même, la différence qui ne serait pas aussi identité ne serait que diversité, différence pour un autre. D’emblée s’affirme dans l’échange la contradiction entre les propriétés immédiates et particulières du travail et sa propriété générale, proprement humaine, sa capacité à s’échanger. Immédiatement différent, il doit se différencier de lui-même afin de s’affirmer comme identique.
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Dans l’échange, la différence est la négativité impliquant sa suppression, le néant énoncé dans le langage ou les termes de l’identité. L’identité et la différence du travail n’existent que dans leur unité, l’échange, et en tant que contraires. Elles n’existent qu’en tant qu’elles sont supprimées, qu’en tant qu’elles passent en leur contraire, dans l’unité de leur relation. L’identité est quelque chose qui diffère et la différence est quelque chose d’identique. L’identité est le moment essentiel de la différence, et la différence est le moment essentiel de l’identité. L’échange contient donc plus qu’une identité simple, abstraite : il contient le pur mouvement de la suppression, du passage en autre chose, le mouvement du négatif, à la faveur duquel l’autre se présente comme une simple apparence, vouée à la disparition.
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Si le besoin de l’un est supprimé par le travail de l’autre et vice versa, sans que nulle violence n’ait à s’exercer, c’est que l’un est capable de produire l’objet du besoin de l’autre et réciproquement. Mais quand ma production est calculée en fonction de ton besoin, qu’elle est raffinée, je ne produis qu’en apparence cet objet ; mais je produis en vérité un autre objet, l’objet de ta production, objet que je pense échanger contre l’objet de ma production, échange que j’ai déjà effectué en pensée. L’échange est le travail qui se supprime comme une pure apparence.
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Dans la pensée allemande, supprimer a un double sens : celui de conserver, de maintenir (aufheben signifie en allemand relever, soulever et supprimer), et celui de faire cesser, de mettre un terme. Conserver, maintenir implique en outre une signification négative, à savoir qu’on enlève à quelque chose, pour le conserver, son immédiateté, son indépendance accessible aux influences extérieures. C’est ainsi que ce qui est supprimé est en même temps ce qui est conservé, mais a seulement perdu son indépendance sans être pour cela anéanti. Lexicologiquement, ces deux déterminations de la suppression peuvent être considérées comme deux significations de ce mot. On pourrait donc trouver surprenant qu’une langue en soit venue à employer un seul et même mot pour désigner deux déterminations opposées. La pensée dialectique ne peut que se réjouir de trouver dans la langue des mots ayant par eux-mêmes une signification dialectique, et la pensée allemande possède plusieurs de ces mots. On ne supprime une chose qu’en faisant en sorte que cette chose forme une unité avec son contraire ; dans cette détermination plus approchée, on peut lui donner le nom de moment. Dans le cas du levier, on appelle moment le poids et la distance à partir d’un certain point, et cela à cause de l’identité de leur action, quelles que soient, par ailleurs, les différences que comportent le poids et la distance. Le sens et l’expression plus précis que le travail et le travail supprimé reçoivent ainsi, en tant que moments, se dégageront, lorsque nous aurons à considérer la publicité comme l’unité dans laquelle ils sont conservés. Le travail n’est le travail et le travail supprimé n’est le travail supprimé que pour autant qu’on n’a en vue que la différence qui les sépare ; mais considérés du point de vue de leur vérité, de leur unité, ils ont disparu comme tels et sont devenus autre chose. Le travail et le travail supprimé sont une seule et même chose ; et c’est parce qu’ils sont une seule et même chose qu’ils ne sont plus travail et travail supprimé et reçoivent une détermination différente. Cette unité reste leur base qu’ils ne quittent plus pour recevoir de nouveau l’abstraite signification de travail et de travail supprimé.
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La suppression est un des concepts les plus importants de l’histoire, une détermination fondamentale qui revient à tout instant, dont il importe de bien savoir le sens, détermination qu’il faut surtout bien distinguer du néant. La chose supprimée est le non-existant, mais en tant qu’apparence ayant pour source et origine ce qui existe. Elle garde encore pour cette raison le caractère défini de cette source. Ainsi, l’échange est le travail supprimé ; mais le travail est ce qui domine l’échange, le sujet réel de l’échange. Cependant le travail acquiert une puissance à laquelle il ne pouvait songer hors de sa suppression.
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Un des principaux préjugés du réformisme consiste à voir dans l’apparence une détermination moins essentielle et immanente que l’existence. Alors que s’il pouvait être question de hiérarchie et s’il fallait persister à maintenir ces deux déterminations isolées l’une de l’autre, c’est plutôt l’apparence qui serait la détermination la plus profonde et la plus essentielle. C’est que l’existence est comparativement à l’apparence, détermination du simple immédiat ; mais l’apparence est la racine de tout mouvement historique et de toute manifestation humaine ; c’est seulement dans la mesure où elle renferme l’apparence qu’une chose est capable de mouvement, d’activité historique, de manifester des tendances historiques. L’apparence est également ce qu’on écarte en premier lieu des choses, de la réalité et du vrai en général. On confond notamment l’apparence et l’erreur et l’on dit d’une chose fausse qu’elle est une apparence. En deuxième lieu, au contraire, on la refoule dans la conscience, en disant que c’est celle-ci qui se laisse abuser et qui pose l’apparence. Qu’il s’agisse de la réalité ou de la conscience, l’apparence est considérée comme un simple accident, pour ne pas dire comme une anomalie ou un paroxysme morbide passager. Une détermination absolue de l’humanité doit se retrouver dans toute expérience, dans tout ce qui est réellement humain. Ce qui ressort d’une façon générale de ce que nous venons de dire concernant la nature de l’apparence, c’est qu’en disant d’une chose qu’elle renferme l’apparence, on n’énonce pas sur elle un jugement péjoratif. D’après le réformisme, l’absolu serait parce que le fini est. Mais la vérité est que l’absolu — ce qui est infini, ce qui est libre de tout lien, ce qui ne tolère aucune limite — n’existe que parce que le fini est l’opposition contradictoire en-soi, parce qu’il n’est pas, parce qu’il contient le négatif. D’après la première conception, l’être du fini serait l’être de l’absolu : » Arbeit macht Frei « . Mais d’après la nôtre, c’est le non-être du fini qui est l’être de l’absolu. Le fini contient l’absolu comme négatif, il contient la soif de publicité, la soif de richesse. Si la dialectique matérialiste de Hegel a fait un usage abusif de la triade, c’est simplement que la dialectique étant l’activité de l’apparence, elle est aussi la logique de la triade : ce qui existe, l’apparence de ce qui existe, l’unité de ce qui existe et de l’apparence de ce qui existe.
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L’échange est l’inséparabilité de l’identité et de la différence ; il n’est pas l’unité faisant abstraction de l’identité et de la différence, mais, en tant qu’unité de l’identité et de la différence, il est cette unité définie, ou l’unité dans laquelle l’identité et la différence sont, alors que l’identité et la différence, en tant que séparées l’une de l’autre, ne sont pas. Elles se trouvent donc dans cette unité, mais en voie de disparition, en tant que seulement suspendues. De leur indépendance présumée, elles descendent au rang de moments, encore distincts, mais en même temps supprimés. Envisagé du point de vue de cette distinction chacun d’eux y est en unité avec l’autre. L’échange contient donc l’identité et la différence comme deux unités de ce genre, dont chacune est à son tour l’unité de l’identité et de la différence : l’identité comme unité directe et par rapport à la différence ; et la différence comme unité directe et par rapport à l’identité. L’échange est ainsi doublement déterminé : l’une de ses déterminations est constituée directement par la différence, autrement dit l’échange commence par la différence qui se rapporte à l’identité, ou plus exactement qui passe à l’identité ; l’autre est constituée par l’identité, l’échange commençant par l’identité qui se rapporte à la différence ou, plus exactement, passe à la différence : apparition et disparition. Dans les deux cas, il s’agit de la même chose, c’est-à-dire de l’échange. Il y a d’une part disparition : la différence se transforme en identité par la disparition de la différence ou bien l’identité se transforme en différence par la disparition de l’identité. D’autre part, il y a apparition : la disparition de la différence est l’apparition de l’identité, de ce qu’il y a d’identique et la disparition de l’identité est l’apparition de la différence, de ce qu’il y a de différent. Ces moments ne se suppriment pas réciproquement en agissant extérieurement l’un sur l’autre ; mais chacun se supprime lui-même et contient en lui-même son contraire.
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L’échange est la manifestation de l’apparence, l’apparence manifeste et manifestée. C’est la reconnaissance de ce qui n’existe pas par ce qui n’existe pas, la reconnaissance pratique, la reconnaissance hégélienne purgée de toute trace d’idéalisme. La manifestation immédiate de son activité vitale distingue directement l’homme de l’animal. Le travail devient humain, quand et parce qu’il est humain pour un autre travail, c’est-à-dire qu’il n’est humain qu’en tant que travail reconnu, qu’en tant que travail supprimé. Dans l’échange, l’activité vitale de l’homme n’est pas une détermination avec laquelle il se confond immédiatement. L’échange est l’essence manifeste de l’homme, c’est-à-dire non seulement l’essence, mais l’essence qui doit nécessairement apparaître.
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L’échange est la disparition de l’identité dans la différence et de la différence dans l’identité ; il est la disparition de l’identité et de la différence en général mais il repose en même temps sur la distinction entre l’un et l’autre. Il est donc en contradiction avec lui-même, parce qu’il réunit des contraires ; mais une pareille union se détruit elle-même. L’échange n’a pas l’indépendance du travail ou de la chose. Il ne consiste pas en lui-même et pour lui-même. Son fondement lui est nécessairement extérieur, et immédiatement, l’échange demeure quelque chose d’inessentiel face à quelque chose d’essentiel. Qu’est-ce donc qui constitue dans l’homme le genre, l’humanité proprement dite ? L’échange a pour fondement la publicité, c’est-à-dire l’échange de tous avec tous. La proposition de la publicité s’énonce : » Tout échange a pour raison d’être suffisante la publicité. » L’échange consiste dans la publicité. Ce qui distingue véritablement l’homme de l’animal n’est pas seulement l’échange, mais l’échange généralisé. La définition véritablement première de l’humanité est par conséquent qu’elle est la publicité et l’histoire doit être l’histoire de la publicité.
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C’est seulement de nos jours qu’on s’est rendu compte combien il était difficile d’assigner à l’humanité un commencement ; et la cause de cette difficulté, ainsi que la possibilité de la résoudre ont fait l’objet de nombreuses discussions. L’humanité commence avec la publicité. À ce que nous venons de dire concernant cette chose la plus simple de toutes, à savoir le commencement de l’humanité, nous pouvons encore ajouter les réflexions suivantes, qui ne sont d’ailleurs pas destinées à éclaircir ou à confirmer notre exposé, lequel se suffit à lui-même. Ce sont des représentations et des réflexions que nous pouvons rencontrer sur notre chemin, mais qui, comme tous les préjugés auxquels nous avons eu affaire, se dissipent au sein de la science même, de sorte qu’il n’y a qu’à s’armer de patience à leur égard et à les supporter avec calme. L’opinion selon laquelle l’absolument vrai doit être un résultat et, inversement, un résultat avoir, de son côté, pour prémisse une vérité première et antécédente, mais qui, en tant que première, n’est pas une vérité nécessaire objectivement est l’opinion du réformisme, du positivisme, de la théorie idéaliste de la matière. Notre opinion est, bien au contraire, que la progression est une régression vers le fondement, vers l’originel et le vrai, vers ce dont dépend ce qui a servi de commencement. C’est ainsi que l’apparence, partant de l’immédiateté par laquelle elle commence, se trouve ramenée à la publicité comme à sa vérité la plus intime. C’est du fondement que surgit le commencement qui se présente comme l’immédiat. C’est ainsi que la publicité, qui se révèle comme la vérité concrète, comme la dernière et la plus haute vérité, se présentera dans toute sa liberté au terme du développement sous la forme de quelque chose d’immédiat, et procédera à la création d’un monde qui contiendra tout ce qui était impliqué dans le développement qui a précédé ce résultat et qui, du fait de ce renversement des rapports avec son commencement fait apparaître celui-ci dépendant du résultat, comme si ce dernier était son principe. En tant que commencement, la publicité dépend d’elle-même comme résultat. Cela s’énonce en disant : » On a le commencement qu’on mérite. » L’antinomie du commencement de l’univers sera levée le jour où notre puissante race produira ce commencement. La question de la vérité de la pensée humaine (de la pensée tout court) n’est pas une question théorique, mais une question pratique aussi lorsqu’il s’agit du commencement. La publicité est le commencement qui ne tolère pas que l’on commence avant lui, c’est un commencement qui n’en finit pas de commencer, c’est le commencement infini, la nouveauté éternelle.
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La publicité est le rapport de tout le travail à tout le travail. C’est la totalité du travail qui existe, le travail qui existe comme totalité, c’est-à-dire le contraire du travail, le travail totalement supprimé. La publicité est l’apparence de tout le travail dans tout le travail, c’est-à-dire l’apparence de tout le travail dans lui-même. C’est le travail qui se supprime comme une totalité de l’apparence. La publicité contient le négatif comme apparence, mais comme absolu, comme rapport de tout le négatif à tout le négatif. La publicité n’est rien d’autre que les conditions matérielles de l’échange et ces conditions sont les conditions du négatif.
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La publicité est tout qui existe enfin. Tout élément étranger est supprimé dans la totalité et celle-ci existe auprès d’elle-même et en elle-même. Le mode d’existence nécessaire de la totalité est qu’elle paraisse en elle-même et le concept de la totalité, tel qu’il implique son existence, est : » Tout paraît dans tout. » Alors ce qui n’était qu’une mince plaisanterie réformiste se révèle comme le concept adéquat de la publicité, qui est, elle, plaisanterie absolue: » Tout est dans tout et réciproquement. » La publicité est l’identité absolue, absolument différenciée, ce dont le concept implique l’existence puisqu’il est le concept qui se conçoit lui-même. La publicité est la totalité qui a atteint la parfaite égalité avec elle-même, la totalité qui est son propre contenu et se conçoit elle-même. Dans la publicité, la conscience est identiquement le nouveau mode de production et le nouvel objet de la production et l’humanité découvre alors qu’elle a toujours possédé le rêve de quelque chose dont il suffisait de posséder la conscience pour le posséder réellement.
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La publicité est la réflexion d’elle-même en elle-même. La publicité contient l’apparence en tant que mouvement infini d’elle-même à l’intérieur d’elle-même. La négation qui forme le fond de la publicité n’est pas autre chose que la rencontre positive de la cause avec elle-même, c’est-à-dire de l’apparence avec elle-même. L’apparence est le fondement, la raison d’être de la publicité. La publicité est la passion de l’apparence pour elle-même.
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Le genre de l’homme n’est autre que la publicité. Les hommes, en affirmant leur être, créent et produisent la publicité comme leur genre, lequel n’est pas une puissance abstraitement universelle, opposée aux individus particuliers, mais leur propre être, leur propre activité, leur propre vie, leur propre esprit, leur propre richesse. L’échange en tant qu’activité générique et en tant qu’esprit générique n’acquiert une existence réelle et vraie que par la publicité. La publicité est la vérité de l’échange, la vérité de ce comme quoi l’identité et la différence se sont produites. La publicité est la force absolue, unique, suprême, infinie, à laquelle aucun objet ne saurait résister ; c’est la tendance de l’humanité à se produire elle-même en toute chose ; c’est l’unité de la méthode et du système.
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La publicité est l’essence humaine posée comme totalité, comme genre, comme substance. C’est un être de la réflexion, un être négatif, tout n’y est produit qu’en tant qu’il est supprimé. Elle est essentiellement le processus d’elle-même en elle-même et ses parties ne sont qu’en tant qu’elles passent en autre chose. Dans la publicité, l’indépendance encore attachée au rapport de l’échange disparaît. La publicité est l’échange de tous avec tous. Dans cette différence tout à fait universelle, l’échange lui-même disparaît et c’est la substance ou le réel qui vient occuper le premier rang, en tant qu’unité absolue de l’individu et du genre, de l’indépendance réfléchie et de l’indépendance immédiate. La nouvelle indépendance qui se dégage alors sur les ruines de celles qui ont précédé est, dans la publicité absolue, l’indépendance de l’individu qui est identiquement indépendance de son genre. L’individu devient la médiation absolue de ce but absolu en quoi consiste la publicité, car, dans la publicité, dépendance et indépendance sont confondues dans une pure apparence.
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Ainsi, pour nous est déjà présent le concept de l’Esprit ou de la publicité. La théorie n’est pas encore la publicité, mais son concept subjectif. La théorie est la conscience de soi de l’homme. Ce qui viendra plus tard pour l’humanité, c’est l’expérience de ce qu’est la publicité, cette substance sociale, qui, dans la parfaite liberté et indépendance des individus, constitue leur unité. Le concept de publicité est l’un des plus difficiles parce qu’il est précisément celui de l’humanité qui existe, le concept de l’histoire. Le concept le plus important et le plus vrai de l’époque est précisément mesuré par l’organisation sur lui de la plus grande confusion et des pires contresens. Ce concept vital connaît à la fois les emplois les plus vrais et les plus mensongers, parce que la lutte de la réalité critique et du spectacle apologétique conduit à une lutte sur les mots. Ce n’est pas la purge autoritaire, c’est la cohérence de son emploi, dans la théorie et dans la vie pratique, qui révèle la vérité de ce concept.
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Le concept de publicité comporte l’avantage, face aux concepts de communauté, de société, de genre, de totalité, de manifester que la totalité des individus contient le négatif comme une totalité de l’apparence et que c’est en cela qu’elle est à proprement parler une totalité et non seulement une totalité pour un autre. Le concept de publicité est un terme actif. La publicité est l’activité de l’apparence. La publicité est l’unité de l’ensemble de l’apparence et de l’apparence de l’ensemble. C’est l’ensemble paradoxal qui se contient lui-même comme apparence.
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Le concept de publicité est le point de vue supérieur qui comprend les deux moments précédents. Pour lui la réalité, la vérité, contient le négatif comme apparence ; le réel est l’unité de ce qui existe et de l’apparence de ce qui existe, l’unité du travail et de la suppression du travail, l’unité du travail et de l’échange. Pour lui, tout ce qui est réel est vrai ; mais seul ce qui est vrai est réel. La science de la publicité réhabilite l’apparence, car elle en fait le moment essentiel de la réalité, le moment par lequel la réalité devient réelle, le moment du négatif. Certes, la réalité a toujours existé, mais pas toujours comme réalité. Les réformistes et les staliniens n’ont que trop transformé le monde pour notre goût. Il s’agit désormais de le transformer en l’interprétant et de l’interpréter en le transformant. Nous userons, au mépris de toutes les prohibitions, de l’arme vengeresse de l’idée contre toute la bêtise du matérialisme borné, contre toute la suffisance de l’idéalisme de la matière.
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La conscience qui séjourne dans la sphère du réformisme et n’a que des pensées qui sont encore entrelacées avec de la soumission est habituée à partir des choses existantes, et, lorsqu’elle s’élève à la pensée de leur publicité, à prendre le rapport de la publicité et de ce qui est seulement représenté, comme si le spectacle était le réel, mais la publicité seulement une abstraction subjective qui tiendrait son contenu du spectacle. Ensuite, la publicité, comme publicité qui n’a aucun contenu déterminé et n’a pas un spectacle pour point de départ et point d’appui, est prise pour une entité logique simplement formelle. Or, ici, il ne peut être question de tels rapports: la chose existante et toutes ses déterminations ultérieures se sont démontrées comme non vraies et sont retournées dans la publicité comme dans leur ultime fondement. La publicité est par là démontrée comme ce qui est en et pour-soi vrai et réel ; et tout contenu qu’elle a en plus ne peut lui être donné que par elle-même.
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C’est pour le réformisme un travail aisé que de présenter tout ce qui est dit de la publicité comme contradictoire en soi-même. Ce qui, toutefois, peut lui être aussi bien retourné, ou bien plutôt s’est déjà opéré dans l’histoire : un chien se gratte où ça le démange, un réformiste se gratte ailleurs. Si donc le réformisme montre que, à ce qu’il prétend, la publicité se contredit elle-même parce que, par exemple, le subjectif est seulement subjectif et l’objectif est bien plutôt opposé à lui, que l’être est quelque chose de tout autre que l’esprit et donc ne saurait être conçu comme lui, que de même le fini est seulement fini, et directement le contraire de l’infini, donc ne lui est pas identique, et ainsi de suite en passant par toutes les déterminations, la théorie montre bien plutôt l’opposé, à savoir que le subjectif qui serait seulement subjectif, le fini qui serait seulement fini, l’infini qui serait seulement infini, et ainsi de suite, n’ont aucune vérité, se contredisent et passent dans leur contraire, ce par quoi, ce passage et l’unité dans laquelle les extrêmes se trouvent à titre d’extrêmes supprimés, à titre d’apparence, c’est-à-dire comme des moments, se révèlent comme étant leur vérité. Le réformisme qui s’applique à l’homme est l’acte d’entendre de travers doublement, en ce sens que, premièrement, les extrêmes de l’homme, qu’on les exprime comme on veut, en tant qu’ils sont dans leur unité, il les prend encore selon un sens tel qu’ils ne seraient pas dans leur unité concrète, mais seraient des abstractions en dehors d’elle ; il perd de vue par exemple, déjà la nature de ce qui unit dans la séparation, ce qui fait que l’individu est tout autant non pas un individu mais le genre, le général. D’autre part, le réformisme tient la réflexion selon laquelle l’homme identique à lui-même contient le négatif de lui-même, la contradiction, pour une réflexion extérieure, qui ne tomberait pas dans l’homme lui-même. En réalité cependant, ce n’est pas là une sagesse propre au réformisme, mais, parce que l’homme est cette négativité, il est en lui-même la dialectique qui éternellement sépare l’identique à soi du différent, le subjectif de l’objectif, le fini de l’infini, et n’est que dans cette mesure éternelle création, éternelle vitalité et éternel esprit. Tandis que l’homme est ainsi lui-même le fait de passer dans le réformisme abstrait, il est aussi bien éternellement publicité en tant que la dialectique qui fait entendre à nouveau, à cet être aliéné qui relève du réformisme, sa nature et l’apparence fausse de la subsistance-par-soi de ses productions, et qui le ramène dans l’unité. L’homme est l’éternelle intuition de lui-même dans l’Autre ; le concept qui a réalisé dans son objectivité lui-même, l’objet qui est finalité interne, qui est subjectivité essentielle. Les manières diverses d’appréhender l’homme comme unité de l’idéel et du réel, du fini et de l’infini, de l’identité et de la différence, et ainsi de suite sont plus ou moins formelles, en tant qu’elles désignent un degré quelconque de l’individu déterminé. Dans la publicité, seul l’individu lui-même est libre et ce qui est véritablement universel. Dans la publicité, seul l’individu est l’être social car la publicité est pure négativité. La publicité est le jugement infini qui est aussi absolument identique que ses côtés : individu et genre dont chacun est la totalité subsistante par soi, et justement du fait que chacun s’achève en elle, il est passé dans l’autre côté. Aucun des individus autrement déterminés n’est cette totalité achevée dans ses deux côtés, en dehors de l’individu lui-même et de la publicité.
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La production de l’humanité est la plus concrète de toutes les productions, par conséquent la plus haute et la plus difficile. Produis-toi toi-même, ce précepte absolu, ni en-soi ni dans les circonstances historiques où il est énoncé, n’a la simple signification d’une production de soi d’après les aptitudes, le caractère, les inclinations et les faiblesses particulières de l’individu, mais il signifie la production de ce qui est véritable dans l’homme, et aussi bien ce qui est véritable en-soi et pour-soi, l’essence même (qui est la vérité de l’être) en tant que publicité.
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La publicité est l’inséparabilité de l’individu et du genre ; elle n’est pas l’unité faisant abstraction de l’individu et du genre, mais en tant qu’unité de l’individu et du genre, elle est cette unité définie, ou l’unité dans laquelle l’individu et le genre sont, alors que l’individu et le genre, en tant que séparés l’un de l’autre, ne sont pas. Ils se trouvent donc dans cette unité, mais en voie de disparition, en tant que seulement suspendus. De leur indépendance présumée, ils descendent au rang de moments, encore distincts, mais en même temps supprimés. Dans la publicité absolue l’individu et le genre sont la même chose. Ce qui est vrai, ce n’est ni l’individu ni le genre, mais le passage et le passage déjà effectué (la préhistoire terminée, qui est histoire de ce passage dans l’effectivité) de l’individu dans le genre et de celui-ci dans celui-là. Mais il est tout aussi vrai que loin d’être indistincts, loin d’être la même chose, l’individu et le genre diffèrent absolument l’un de l’autre, tout en étant inséparés et inséparables, chacun apparaissant directement dans son contraire. Leur vérité consiste donc dans ce mouvement d’apparence directe de l’un dans l’autre : dans la publicité ; mouvement qui, en même temps qu’il fait ressortir leur différence, la réduit et la supprime.
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Que le résultat, d’après lequel le genre et l’individu sont la même chose, soit fait pour surprendre certains ou leur paraître paradoxal, peu importe ; ce qu’il y aurait plutôt lieu de trouver étonnant, c’est l’étonnement qui se manifeste depuis quelque temps en publicité et qui vient de ce qu’on oublie que cette science comporte des déterminations tout à fait différentes de celles de la conscience ordinaire et de ce qu’on appelle l’entendement réformiste commun, qui n’est justement pas l’entendement prolétarien, mais l’entendement dressé en vue d’abstractions ou de la croyance, nous dirons même de la croyance superstitieuse aux abstractions. On pense que le genre est plutôt tout autre chose que l’individu, que rien n’est plus évident que leur différence absolue et que rien n’est plus facile que de relever et de reconnaître cette différence. Mais rien aussi n’est plus facile que de constater que c’est impossible, que cette différence est inexprimable. Ceux qui insistent sur la différence entre le genre et l’individu feraient bien de nous dire en quoi elle consiste. Exiger l’indication précise de la différence entre le genre et l’individu, c’est exiger en même temps la définition de l’un et de l’autre. Ceux qui se refusent à reconnaître que le genre et l’individu sont destinés à passer l’un dans l’autre et affirment telles ou telles choses de l’un et l’autre, devraient nous dire exactement de quoi ils parlent ; autrement dit, ils devraient non seulement donner une définition du genre et de l’individu, mais encore démontrer que cette définition est juste. Tant qu’ils n’ont pas satisfait à cette première exigence de la vieille science dont ils mettent cependant en valeur et appliquent les règles logiques, toutes ces affirmations relatives au genre et à l’individu ne restent que des affirmations, sans valeur scientifique. La différence ne porte donc pas sur ce qu’ils sont en eux-mêmes : c’est une différence pensée, autrement dit une donnée purement subjective qui n’entre pas en ligne de compte ici. Il s’agit donc de quelque chose qui embrasse à la fois le genre et l’individu et qui fait bien partie de cette série, et cela existe sous la forme de la publicité. C’est dans la publicité qu’existe la distinction entre le genre et l’individu, et la publicité n’est possible qu’en raison même de cette distinction. Mais la publicité, à son tour, ne se confond ni avec le genre ni avec l’individu. Elle existe en eux, ce qui revient à dire qu’elle n’existe pas pour elle-même. Cependant, la publicité comprend aussi bien le genre que l’individu ; ils n’existent que pour autant qu’ils sont dans l’unité de la publicité et c’est cela qui efface leur différence. On passe du genre aux individus et des individus au genre, et dans l’un des termes on oublie l’opposition de l’autre, en tant que chaque côté pour lui-même est pris pour une existence subsistante par-soi. Ou bien en tant que les individus doivent avoir leur consistance dans le genre, et celui-ci la tirer de ceux-là, c’est une fois l’un, l’autre fois l’autre qui est le terme consistant. Il faut surtout éviter de fixer la » société » comme une abstraction face à l’individu : l’individu est l’être social. Inversement, bien que le genre ne puisse consister que dans les individus, il ne peut se définir comme leur inerte multiplicité, comme l’inerte coexistence de processus identiques et liés par de simples rapports d’extériorité, c’est-à-dire par une absence de rapport, par des rapports pour un autre. Il ne serait alors un genre que pour un autre, tel le genre de l’éléphant pour le savant Cuvier ou le hardi chasseur. L’individu est la forme absolue. Le genre est la substance concrète. La publicité est l’unité effective de la forme absolue et de la substance concrète.
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La publicité est le syllogisme de l’humanité, la présence parfaite de l’humanité dans chacun de ses moments, individu, genre, rapport du genre et de l’individu. Le genre est la totalité des individus. Le genre consiste dans les individus, le contraire de lui-même. Les individus sont ce qui subsiste par-soi ; mais ils ne sont des individus que dans leur relation identique les uns aux autres, et pour autant que pris ensemble ils constituent le genre. L’individu contient le genre, qui forme sa substance ; le genre demeure inchangé dans les individus ; les individus diffèrent, non du genre, mais les uns des autres. L’individu a avec les autres individus, avec lesquels il présente des rapports, un seul et même genre. En même temps, étant donné l’identité qui existe entre les individus et le genre, la différence qui les sépare est, comme telle, générale ; elle est totalité. L’individu ne contient pas seulement le genre, il le représente comme généralité. Le genre constitue ainsi une sphère que l’individu doit épuiser. L’individu est l’homme total, l’homme dont les besoins s’étendent à tout ce qui existe. Le genre est la substance concrète de l’individu et l’individu est la puissance substantielle du genre qui existe pour elle-même comme personne. Dans la publicité, l’individu est ce qui est libre : 1) en tant qu’il est la pure négativité de la réflexion du genre en lui-même ; 2) en tant qu’il est la totalité de cette négativité en et pour elle-même déterminée.
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La publicité est le vrai en et pour-soi, l’unité absolue de l’individu et de l’objectivité. La définition de l’humanité selon laquelle elle est la publicité est maintenant elle-même publique. Toutes les définitions précédentes font retour en celle-ci. Tout individu effectif, pour autant qu’il est individu véritable, n’a sa vérité que par la publicité et en vertu d’elle. L’individu singulier est un côté quelconque de la publicité, c’est pourquoi, pour lui, il est besoin encore d’autres individualités qui apparaissent pareillement comme subsistant pour elle-même en particulier ; c’est seulement en elles toutes ensemble et dans leur relation que l’individu est réalisé. L’individu pour lui-même ne correspond pas à son concept ; ce caractère borné de son être séparé constitue sa finité et sa perte.
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La publicité est la science absolue, la réalisation du Beau et du Bien, le réel étant en-soi et pour-soi : en-soi, comme identité simple du possible et du réel, comme essence absolue, contenant tout le possible et tout le réel ; pour-soi, en tant que puissance absolue ou simplement en tant que négativité se rapportant à soi. Voici en quoi consiste le mouvement de la publicité, posé par ses moments. Comme élément adéquat de l’humanité, la publicité est davantage l’essence réelle, c’est-à-dire ce qui existe, uni à l’apparence de ce qui existe.
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La publicité est la chose du monde la plus belle, plus belle encore qu’un million de dollars, car elle est ce qu’il y a de beau dans un million de dollars. La publicité est une révélation plus haute que l’art et la philosophie car elle est ce que révèlent l’art et la philosophie. La publicité est la victoire sur les chimères, la nouveauté éternelle, la règle dont gémit le chaos, le sujet de la conciliation, l’échange maîtrisé, la situation construite. Elle juge de toute chose. Elle est amas de certitude, la gloire de l’univers. La publicité est un fleuve majestueux et fertile. La théorie est la tempête, le Hegelsturm. La théorie doit avoir pour but la publicité.
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Tout ceci est en fait une définition de la publicité absolue ou une définition absolue de la publicité. Il est difficile de donner une définition directe de la nature de la publicité qui ne soit pas absolue, car la publicité apparaît tout d’abord comme étant le troisième élément à côté des deux autres que sont le travail et l’échange, l’immédiat et la relation. Aussi bien peut-on dire que le travail et l’échange sont les moments du devenir de la publicité ; mais elle est, elle, leur base et leur vérité, en tant qu’identité dans laquelle ils sont plongés et où ils se maintiennent. Ils sont en elle parce qu’elle est leur résultat, mais ils n’y sont plus en tant que travail et échange, ils ne sont travail et échange qu’aussi longtemps qu’ils n’ont pas contracté cette unité. Bien plus : le devenir de la publicité est l’histoire de l’opposition du travail et de l’échange. Les moments de ce devenir sont l’exploitation et l’aliénation. Une définition non absolue de la publicité serait : la publicité est d’abord l’opposition agissante du travail et de l’échange, puis ensuite la réconciliation du travail et de l’échange dans une unité supérieure. Seulement, l’opposition du travail et de l’échange qui est l’histoire de la publicité est tout le contraire de la publicité. Le travail et l’échange ne s’opposent que parce que la publicité fait défaut. Mais dire que le travail et l’échange s’opposent parce que la publicité n’existe pas, c’est dire que la cause de cette opposition, ce qui agit dans cette opposition, est l’absence même de la publicité, ou encore que la publicité qui n’existe pas est quelque chose qui existe, et que l’absence de la publicité ne se distingue pas de la nécessité de la publicité, c’est-à-dire de la publicité comme nécessité.
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On commettrait une erreur, si on établissait la succession des catégories historiques dans l’ordre de leur influence présente. Tout au contraire, leur ordre est déterminé par leur rapport au sein de la société du spectacle moderne. On obtient alors exactement l’inverse de leur ordre de développement historique. La réflexion sur les formes de la vie sociale, et, par conséquent, leur analyse scientifique, suit une route complètement opposée au mouvement réel. Elle commence après coup, avec des données déjà tout établies, avec les résultats du développement.
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La publicité a pour préliminaire immédiat son absence. Il n’est rien de plus inepte et de plus faux que de fonder un espoir de publicité sur une immédiateté, alors que l’échange est immédiatement le contraire de la publicité. La publicité ne saurait être immédiate, car, étant le négatif absolu, le négatif qui se rapporte à lui-même, elle est essentiellement son propre résultat. Le devenir de la publicité est donc le mouvement du paraître dans soi de la totalité. L’histoire se confond avec la progression de l’apparence.
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Aujourd’hui, la publicité est devenue pure expression abstraite d’elle-même, pure expression abstraite du rapport le plus général et le plus ancien de la production humaine, de la catégorie valable dans toutes les sortes de sociétés. Hegel a justement conçu le réel comme le résultat de la publicité qui se concentre sur elle-même, s’approfondit et se meut d’elle-même et le caractère général de toutes les tentatives révolutionnaires récentes est celui d’efforts pour que l’Esprit soit reconnu comme principe. Si la méthode qui consiste à s’élever du concret à l’abstrait est bien pour la pensée, la manière de s’approprier le concret, de le reproduire sous la forme du concret pensé, ce n’est en aucune manière le procès de genèse du concret lui-même. L’abstrait est le moment essentiel du concret et il demande à ce titre à être lui-même produit.
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Le procès de production du concret est principalement production d’une abstraction croissante. Avec l’achèvement de ce processus dans la société du spectacle, c’est la totalité de ce qui existe qui est passée du côté de l’abstraction, et le concret n’est plus qu’un moment de l’abstrait. Ainsi les abstractions les plus générales ne surgissent qu’avec le développement concret le plus riche, et c’est pourquoi tous nos concepts sont des concepts pris à l’ennemi. Cette abstraction la plus générale qu’est devenue la publicité — à vrai dire, la généralité comme abstraction — placée par le spectacle au premier rang et exprimant le rapport ancestral valable pour toutes les formes de la société, n’est pratiquement vraie dans toute son abstraction, c’est-à-dire à la fois efficace et abstraite, que comme catégorie de la société la plus moderne où s’est précisément développée l’absence totale de publicité, c’est-à-dire l’existence de la publicité unie à l’inexistence de la publicité. Cette absence est une production de cette société la plus développée, et les moyens de cette production ne sont autres que les moyens de la publicité. Aussi l’absence de la publicité est-elle enfin devenue son abstraction réalisée, son idée matérialisée. Autrement dit, nous ne connaissons cette expression abstraite que parce qu’elle est réalisée comme abstraction. Cependant, comme catégorie, la publicité a une existence antédiluvienne. Les catégories abstraites bien que valables pour toutes les époques, en raison de leur abstraction, n’en sont pas moins le produit de conditions historiques. L’histoire est l’histoire de l’abstraction ; et si les abstractions modernes ont toujours existé, ce n’est pas toujours sous forme d’abstractions.
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De même, l’abstraction absolue qu’est l’apparence, placée au premier rang par la philosophie hégélienne et exprimant le moment essentiel du rapport humain ancestral valable pour toutes les formes de sociétés, n’est pratiquement vraie dans toute son abstraction, c’est-à-dire à la fois efficace et abstraite, que comme réalité de la société la plus moderne où, précisément, la vie se présente comme une immense accumulation de spectacles et où tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation. La découverte scientifique du caractère social de l’apparence marque une époque dans l’histoire du développement de l’humanité, et sa publicité dissipera la fantasmagorie qui fait paraître l’apparence comme une propriété des choses elles-mêmes.
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Pour certains praticiens des grotesques sciences humaines, le passé est censé expliquer le présent. Ceci n’est que l’aveu masqué de leur impuissance à comprendre le présent. On ne fréquente pas impunément l’université. Le secret de la société moderne n’est pas dans les sociétés archaïques ou les sociétés animales, mais la société la plus moderne est le secret révélé des sociétés archaïques ou animales. De même, le fait que l’animal échange ne signifie pas que l’homme soit bestial, mais au contraire que l’animal est humain. Contrairement à l’idée bien répandue et fausse, le fait que l’homme connaisse l’échange sexué ne signifie pas que l’homme soit bestial, mais bien que l’animal est humain dans ce rapport. Les déterminations qui distinguent l’animal de l’homme sont les déterminations de l’homme lui-même. L’homme est la vérité de l’animal, l’animal vrai. Le genre humain est le genre de tous les animaux. Ainsi, l’homme est-il plus animal que l’animal puisqu’il est l’animal vrai, et la publicité est-elle plus universelle que l’univers puisqu’elle est la vérité de l’univers, l’univers vérifié, l’univers fondé, l’univers supprimé.
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L’ethnographie ne peut fournir des idées à ceux qui n’en ont pas. Comment des misérables qui ont renoncé à tout espoir de richesse, qui n’ont critiqué dans leur vie aucun des aspects de notre monde trivial et se sont accommodés de tous, pourraient-ils concevoir la richesse. Lorsque la société moderne est incapable de comprendre une société ancienne, c’est simplement qu’elle est elle-même trop archaïque et n’a pas produit un degré suffisant d’abstraction, d’absence, de rareté. L’ethnographie ne peut être que la pierre de touche de la science de la publicité et ne peut en aucun cas fournir le principe de cette science. Si une société demeure incompréhensible pour la science de la publicité, c’est simplement que cette science est insuffisamment développée dans une société insuffisamment développée et qu’elle ignore encore son fondement. Avec l’absence achevée de la publicité comme spectacle de la publicité, l’absence de la publicité rejoint le concept de la publicité. L’indifférence absolue à tout contenu particulier de l’échange manifeste en toute clarté que le fondement de l’échange est autre chose que l’échange et que ce fondement est encore extérieur à l’échange.
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Tant que l’on persistera à voir dans le sauvage archaïque un enfant de la nature insouciant et paresseux, qui évite dans toute la mesure du possible de s’employer à une tâche et de se donner du mal, qui attend que lui tombent mûrs dans la bouche les fruits qu’une nature tropicale féconde lui dispense avec générosité, on s’abusera, et on restera incapable de saisir les motifs qui l’inspirent et les buts qu’il poursuit quand il se lance dans une expédition Kula, ou dans toute autre entreprise. Bien au contraire, la vérité est que le sauvage archaïque peut travailler, et en certaines occasions travailler effectivement très dur et de façon systématique, avec endurance et volonté, et qu’il n’attend pas pour le faire d’y être contraint par des besoins urgents. Il suffit de lire quelques pages de Malinowski pour saisir immédiatement la grandeur de ces Papous qui se livrent explicitement à la pratique de l’humanité au péril de leur vie, et pour comprendre que le seul mobile de leur travail est — apodicticité du bonheur — le pur plaisir de la suppression du travail, la pratique de l’échange et de la publicité. On ne peut qu’être saisi de respect pour la science de ces sauvages qui connaissent que le travail devient humain quand il est supprimé, que le travail humain est le travail supprimé et que la publicité est le seul travail digne de l’homme. En opposition à la profonde misère du riche moderne, on admire la grandeur du riche chef papou qui dépense en publicité toutes ses ressources.
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Les vues courantes sur l’homme économique primitif dépeignent ce dernier comme un être indolent, individualiste, insouciant, mais en même temps logique et conséquent dans ses conduites, guidé d’une manière exclusive par des mobiles strictement réformistes et utilitaires. Un autre sophisme inhérent à cette conception est que le sauvage ne saurait concevoir que des formes de travail très simples, sans méthode et organisation. Une autre erreur, plus ou moins explicitement formulée dans tous les écrits de ce temps sur l’économie primitive, consiste à croire que les primitifs ne disposent que de formes rudimentaires de commerce et d’échange, que ces formes ne jouent pas un rôle essentiel dans l’existence de la tribu, qu’elles n’interviennent que par à-coups, de loin en loin, lorsque nécessité fait loi, et que l’échange disparaît aussi soudainement qu’il est apparu. Qu’il s’agisse de l’illusion très répandue d’un Âge d’Or primitif, caractérisé surtout par l’absence de toute distinction entre le tien et le mien ; ou alors de l’idée plus spécieuse qui suppose l’existence de stades où l’homme cherchait tout seul sa nourriture et où les familles pourvoyaient isolément à leurs besoins, ou que nous considérions les nombreuses théories qui ne voient rien d’autre dans l’économie primitive qu’une simple recherche de moyens de subsistance, tout ceci est ruiné par l’ethnographie qui prouve à l’envi que toute vie tribale repose sur un système continu d’échanges de choses matérielles, et par l’archéologie moderne, qui, s’inspirant toujours davantage de l’ethnographie, montre comment le commerce, passant du simple échange des biens à une organisation nettement plus complexe, a été un important agent de transformation sociale, et comment il a ouvert la voie aux économies centralisées de Cnossos ou de Mycènes, berceaux de la publicité moderne.
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Ces conceptions fausses procèdent de deux erreurs fondamentales. La première consiste à croire que le primitif envisage les biens matériels dans un esprit purement réformiste et que dans ces conditions il n’y a pas place pour la notion de richesse. La seconde revient à dire avec Engels et Marx qu’il n’est nul besoin d’échange lorsque tout un chacun peut, par son travail et son habileté, produire tout ce qui constitue la subsistance de l’homme. C’est méconnaître que le besoin d’échange n’a pas sa raison d’être en lui-même, ou dans le travail, mais dans la publicité.
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L’idée que l’homme du néolithique contemporain peut vivre au stade de la recherche individuelle de la nourriture ou à celui de l’approvisionnement familial isolé revient à supposer qu’on a affaire à un être réformiste, asocial et froidement calculateur, et aussi que l’homme est seulement capable d’une jouissance circonscrite aux choses elles-mêmes. Pareille conception ignore ce sentiment profond de la publicité qui pousse les hommes à faire étalage de ce qu’ils possèdent, à partager, à donner. En dehors de toute considération sur le point de savoir si les échanges sont nécessaires ou même utiles, échanger pour le plaisir d’échanger constitue l’une des caractéristiques essentielles révélée par l’ethnographie et dont la nature universelle et fondamentale permet d’alléguer qu’il s’agit d’un trait commun à toutes les sociétés archaïques.
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Un dernier sophisme selon lequel le sauvage archaïque conserverait par-devers lui tout ce dont il a besoin et ne s’en démunirait jamais de son plein gré au profit d’autrui, tel le sauvage moderne, doit être rejeté sans réserve. Ce qui ne veut pas dire pour autant que les sauvages archaïques ne soient pas fortement enclins à garder ce qu’ils possèdent. S’imaginer qu’ils se distinguent en cela des autres hommes serait tomber dans l’erreur opposée et qui consiste à croire en une sorte de communisme primitif, idée chère à Marx mais aujourd’hui périmée. Bien au contraire, c’est justement parce qu’ils attachent tant d’importance au fait de donner, que la distinction entre le tien et le mien s’en trouve renforcée plutôt qu’effacée. L’opinion que l’humanité archaïque ne connaissait pas la propriété individuelle est un vieux préjugé, partagé par de nombreux auteurs modernes, qui sert spécialement à étayer les théories communistes et les conceptions dites matérialistes de l’histoire. Cette conception est que dans maintes communautés primitives, la recherche effective de la nourriture, ainsi que les activités qui en découlent directement, occupent de loin la plus grande partie de l’énergie et du temps de la population, ne laissant que peu l’occasion de satisfaire tout autre besoin moins impérieux, alors que dans une société primitive, tout est matière à publicité, tout est bon comme prétexte à publicité. Cette conception constitue manifestement le postulat de toutes les théories naïvement évolutionnistes qui tendent à reconstituer les phases successives d’un développement économique conçu sur le mode réformiste, et qui ne sont que le pendant scientifique du réformisme qui a, comme chacun sait, une horreur profonde de la violence du négatif.
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La théorie1 doit être défendue, c’est-à-dire critiquée. Les mauvaises critiques de la pensée de Hegel, de Marx ou de Debord font autant de tort à l’Esprit les unes que les autres. Une bonne appréciation de ces ouvrages est préférable à ces ouvrages eux-mêmes. Il faut que la critique attaque la forme, jamais le fond de ces idées. Arrangez-vous. Sous prétexte que la conception hégélienne de l’histoire suppose un esprit abstrait ou absolu qui se développe de telle façon que l’humanité n’est qu’une masse qui en est imprégnée plus ou moins consciemment, ce qui voudrait bien se faire passer pour le matérialisme a fait de la masse humaine une matière absolue ou abstraite, privée d’esprit, qui se développe pourtant à la manière de l’Esprit hégélien. L’histoire de l’humanité devient l’histoire de la matière abstraite de l’humanité, étrangère par conséquent à l’homme réel. C’est la version cybernétique de l’histoire, telle qu’on l’imagine à Moscou, à Pékin ou à Rand Corporation. Ce matérialisme n’a pas mis la dialectique hégélienne sur ses pieds ; mais sur son cul. Désormais voici cette dialectique casquée et bottée, prête à toute éventualité. L’élément essentiel du concret, c’est l’abstraction en tant qu’elle est elle-même une production concrète. L’Esprit est de ce monde, car l’abstraction n’est pas seulement le concret pensé, mais le moment essentiel du concret. C’est même avec le triomphe de l’abstraction dans la société du spectacle que coïncide la défaillance totale de la pensée du concret2. Jusqu’à présent, c’est le monde qui a pensé pour nous.
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L’histoire de la publicité est l’histoire de la généralisation de l’échange. Il faut rendre général l’échange, ce rapport qui supprime l’indépendance du travail. L’échange est l’élément adéquat de la publicité, mais immédiatement l’échange a son fondement hors de lui-même, dans une totalité, et il demeure quelque chose d’inessentiel face à quelque chose d’essentiel. L’échange est la publicité elle-même, mais la publicité dans une certaine détermination de façon à n’être que son moment. Les déterminations qui distinguent l’échange de la publicité sont les déterminations de la publicité elle-même. Immédiatement, l’échange est le contraire de la publicité et l’individu est le contraire du genre. Les hommes produisent leur publicité comme quelque chose d’étranger et d’extérieur à eux-mêmes et l’histoire de la publicité est l’histoire de son absence, une Odyssée.
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Les hommes doivent nécessairement produire leurs relations avant de pouvoir les supprimer. La publicité doit nécessairement apparaître. Son phénomène1 est la suppression d’elle-même en direction de l’immédiateté de l’échange qui, toutefois, n’a plus l’immédiateté du travail bestial mais a la publicité pour fondement. Posé comme n’étant rien en lui-même et pour lui-même, mais comme fondé en autre chose, l’échange est d’abord manifestation d’une totalité des échanges. L’échange est immédiatement régi par autre chose que lui-même, il connaît une loi. La suppression générale du travail est la loi de ce phénomène. L’échange est immédiatement le phénomène de la publicité, ce dont le fondement fait défaut.
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Comme absence, la publicité consiste dans son phénomène, et son phénomène est manifestation de sa consistance. Elle est identiquement consistance et suppression de cette consistance. Comme absence, la publicité est une cause purement phénoménale, mais c’est à ce titre qu’elle agit. Considérons l’argent qui est actuellement le seul moyen de publicité, il a la qualité de tout acheter et c’est de ce fait la chose la plus désirable du monde. La célébrité de sa qualité fait la toute-puissance de son essence tandis que sa qualité ne consiste que dans cette célébrité. La célébrité est manifestation d’une totalité, ce double mouvement de consistance et de suppression de la consistance. La célébrité est la publicité comme absence, l’unité négative de l’existence et de l’inexistence de la publicité.
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Dans la célébrité, le rapport d’échange est donné antérieurement aux choses échangées et indépendamment d’elles. La célébrité est l’échange effectué en apparence indépendamment de tout échange particulier et de tout travail particulier. La célébrité est l’indépendance de l’apparence, l’apparence qui se meut d’elle-même. La célébrité est la forme même de la séparation sociale, de la société comme séparation. Partout où il y a opposition des individus et de leur totalité, cette opposition prend la forme de la célébrité. La célébrité est le rapport social qui est absence de rapport social, qui tombe et qui ne tombe pas sous le sens. La célébrité est le contraire de la publicité, la publicité de quelqu’un ou de quelque chose face à l’obscurité de tous, et, à la limite, dans le spectacle moderne, la célébrité de tous face à l’obscurité de chacun. Qu’il s’agisse de la célébrité d’une personne ou de la célébrité d’une chose, et à la limite de la célébrité de tout ce qui existe, ce qui est général — la totalité de l’apparence — se manifeste dans quelque chose de particulier et s’y maintient. Comme science particulière, la science de la publicité est la critique de la célébrité.
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Hic Rhodus. Nous voici à pied d’œuvre. Il faut que nous disions tout sur cette force qui tombe et qui ne tombe pas sous le sens, qui veut sans vouloir, qui agit sans agir, qui est la totalité des naissances et des morts et qui elle-même jamais ne naît ni ne meurt, sur cette force qui est à proprement parler l’absence de la publicité comme activité, la dialectique de l’antidialectique et qui est cependant, à cette détermination de l’absence près, la même chose que la publicité, la même chose que la dialectique. La théorie de la publicité devra se borner à des éléments initiaux et à des concepts fondamentaux dont elle devra s’efforcer de réduire le nombre. Face à l’inlassable redondance de la célébrité achevée, la critique doit être brève et tendre vers l’unité et la simplicité du divers supprimé. Enfin la théorie de la publicité sera une encyclopédie dans la mesure où la séparation et la connexion de ses parties seront exposées suivant la nécessité de l’histoire. La division ici indiquée d’une Encyclopédie des apparences, comme toute la discussion précédente sur la célébrité, est à considérer comme une simple anticipation, et sa justification ou sa preuve ne peut se dégager que de l’examen conduit à son terme de la réalité elle-même ; car prouver signifie, pour la théorie qui a l’histoire pour objet, la même chose que montrer comment cet objet se fait par lui-même ce qu’il est. La preuve elle-même est un moment déterminant de cet objet. Ainsi pensé-je. Prochainement j’en dirai plus. La grandeur de son objet servira d’excuse à l’imperfection de ce travail.
II.
photo Monique Jacot |
Athéna, style sévère
» Es muss sein. Es muss sein. «
Ludwig van, sept. 1826.
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Nous devons être persuadés que la nature du vrai est de percer quand son temps est venu, et qu’il se manifeste seulement quand ce temps est venu ; c’est pourquoi il ne se manifeste pas trop tôt et ne trouve pas un public sans maturité pour le recevoir ; nous devons aussi être persuadés que l’individu a besoin de ce résultat pour que se confirme comme public ce qui n’est encore que sa conviction solitaire, et pour éprouver comme quelque chose de général la conviction qui appartient d’abord seulement à la particularité. Toute la vie sociale est essentiellement publique. Elle contient le négatif comme apparence. Elle est l’unité de ce qui existe et de l’apparence de ce qui existe. Tous les mystères qui entraînent l’individu au mysticisme spectaculaire trouvent leur solution rationnelle dans la publicité. Sous un aspect aliéné et abstrait, la publicité est devenue une mode sur la terre parce qu’elle semble glorifier les choses existantes. Sous son aspect rationnel, elle est un scandale et une abomination pour les classes dirigeantes et les idéologues doctrinaires, parce que dans la conception positive des choses existantes elle inclut du même coup l’intelligence de leur négation ; parce qu’étant le mouvement même de l’histoire humaine, rien ne saurait lui en imposer ; parce qu’elle est essentiellement critique et révolutionnaire ; parce que la publicité de la misère ne se distingue pas de l’idée de sa suppression.
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Cet état de choses atteint son plus grand développement dans la forme la plus moderne de la société bourgeoise : la société du spectacle. C’est donc là seulement que la catégorie abstraite de l’échange en général, de l’échange comme généralité, devient vraie dans la pratique. Les individus considèrent alors comme fortuit le contenu particulier de l’échange, la forme particulière du besoin, pour ne s’attacher qu’à sa généralité. Le spectacle est la fureur de l’abstraction ou parfois l’abstraction qui fait führer. L’indifférence à tout contenu particulier de l’échange suppose qu’il existe une diversité élargie de contenus concrets de l’échange et qu’aucun d’eux ne prédomine sur les autres. L’abstraction de l’échange public, de l’échange en général n’est pas seulement le résultat intellectuel d’une totalité concrète de la diversité : l’indifférence à tout contenu déterminé de l’échange répond à une forme de société où se trouvent réalisées la diversité des produits et des besoins et la généralisation de l’échange. C’est alors que la grande masse de la diversité se réduit à une même unité générale et qu’on cesse de la concevoir sous une forme particulière. Seule la forme de la publicité est prise en compte, au prix de son contenu. Seule la forme de la richesse (la généralité) est prise en considération, au mépris de son contenu (la diversité). C’est ce qu’exprime pauvrement le con McLuhan : » Le moyen est le message. » Qu’importe l’ivresse pourvu qu’on ait le vin.
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La société du spectacle est le phénomène achevé de la publicité, où la publicité absente rejoint son concept à force d’absence. Si le phénomène est la cause, il est aussi l’effet. Aussi, le spectacle est-il ce concept hors de lui-même, purement extérieur. Le spectacle est le concept objectif de la publicité, l’esprit objectif, la publicité comme nature. La pensée de Hegel devient vraie. La nature est une imitation de l’idée. Le spectacle est la publicité sous la forme de l’altérité, absolument parlant, de l’objectalité indifférente, extérieure, et de l’effectuation concrète, individualisée, de ces moments — c’est-à-dire la publicité sous la détermination de l’immédiateté, absolument parlant, par rapport à sa médiation. Le devenir du spectacle est un devenir en direction de la publicité.
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Debord part du fait que le spectacle rend l’homme étranger à lui-même et dédouble le monde en un monde public, objet de contemplation, et en un monde quotidien. Son travail consiste à résoudre le monde public à sa misère quotidienne. Il ne voit pas que ce travail une fois accompli, le principal reste encore à faire. Le fait notamment que le monde public se détache de la vie quotidienne, constituant ainsi un royaume autonome de la publicité, ne peut s’expliquer précisément que par l’identité du spectacle et de l’objectivité de la publicité. Debord ne nomme pas ce dont le spectacle est le spectacle. Il ne nomme pas ce qui s’est éloigné dans une représentation et ne fut cependant jamais si proche, autant achevé comme éloignement, et qui peut être directement vécu. » Not just data. Reality ! » Le spectacle est le spectacle de la publicité, la publicité réalisée comme objet abstrait, et le seul besoin produit par le spectacle est le besoin de publicité. La publicité comprend trois moments :
1) le moment de la notoriété, ce qui est fait en présence du public ;
2) le moment de la propriété, ce qui appartient au public ;
3) le moment de l’unité des deux précédents, ce qui est fait par le public en présence du public, la publicité absolue. Dans le spectacle, il n’y a de notoire que le spectacle de la publicité ; il n’y a de propriété qu’une commune privation de publicité. Ce qui est notoire n’appartient pas au public. Ce qui appartient au public n’est pas notoire. La vie quotidienne est la vie totalement privée de publicité.
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L’intérêt individuel est déterminé par la publicité. Il ne peut être atteint que dans les conditions données par la publicité, grâce aux moyens fournis par elle. Aujourd’hui, le spectacle de la publicité — la célébrité généralisée et étendue à tous — l’a emporté sur tous les rapports de production. La dépendance mutuelle des individus qui est alors achevée — tandis que par ailleurs ils demeurent positivement hostiles les uns aux autres — se manifeste par la nécessité perpétuelle de l’échange. C’est seulement par l’échange désormais que l’activité ou le produit de chaque individu devient pour lui une activité ou un produit. Mais alors que les conditions de la publicité sont réunies et que, par l’intermédiaire du spectacle, la totalité du travail se rapporte à elle-même, la publicité a totalement déserté l’échange particulier pour se dresser face à lui. L’échange universel des activités et des produits, qui est devenu la condition de vie et le rapport mutuel de tous les individus particuliers, se présente à eux comme une chose étrangère et indépendante. Le spectacle est la dictature de la publicité et le sauvage moderne est soumis à cette dictature à un point que le sauvage archaïque ne pouvait connaître. Par la littérature ethnographique, nous reconnaissons dans la pratique de la publicité par le sauvage archaïque une grandeur qui nous fait défaut. Mais, c’est parce que nous sommes totalement privés de cette grandeur que nous la connaissons.
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L’échange est l’élément de la publicité. Seulement, la publicité n’y a jamais résidé. De tout temps, l’échange fut une invocation de la publicité, aujourd’hui plus que jamais. Au fur et à mesure du développement du spectacle comme rapport de production, tous les travailleurs sont destinés à devenir des cadres. Le contraste entre les moyens de publicité et le retrait absolu de la publicité hors de son élément rend dérisoires, ridicules et grotesques les agissements magiques des cadres et de tous ceux qui veulent le devenir. Le cadre est celui qui travaille tout le temps. C’est-à-dire celui qui ne travaille jamais, ou plutôt qui s’épuise à ne jamais travailler. Il est lui-même son propre capitaliste, sa propre entreprise de suppression du travail. Toute son activité, toute son ambition sont tournées vers un seul but : éprouver qu’il ne travaille pas. Mais quoi qu’il fasse, la publicité se refuse à lui. Après le coït, le cadre est triste.
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La hausse du salaire excite chez le cadre la soif d’enrichissement du capitaliste mais ne peut la satisfaire par principe. Le spectacle est aussi bien la réduction à rien du salaire, puisque tout ce que consomme le pseudo-travailleur est pour lui superflu et seulement utile à la conservation du spectacle ; que son extension infinie à tout, puisque tout n’est plus produit qu’en vue de la consommation spectaculaire par le pseudo-travailleur, consommation spectaculaire qui est en fait consommation productive de spectacle, pseudo-travail et pseudo-vie, équateur absolu de l’aliénation. Pour le capital, le seul travail est le travail d’autrui. L’économie est l’économie du travail d’autrui. Aussi, le travail du capitaliste n’est-il pas du travail. C’est du travail fictif, du temps passé à supprimer l’indépendance du travail d’autrui. La fonction sociale de l’échange est concentrée dans le capitaliste. Dans le spectacle, toute la vie tend à devenir du travail de capitaliste, du pseudo-travail. » Faites de votre vie une affaire. » Le cadre, de même que le policier, est un pseudo-travailleur. Le spectacle a essentiellement pour but de produire des pseudo-travailleurs. Déjà, aux États-Unis d’Amérique, 70% de la population dite active font semblant de travailler ailleurs que dans l’agriculture, les industries d’extraction, les industries de transformation, les transports et les télécommunications. Le capital apparaît de plus en plus comme une puissance sociale dont le cadre est le fonctionnaire. Ainsi le cadre est la vérité du capitaliste. Le cadre est l’esclave de la publicité. Le cadre est l’éclatante révélation du secret de la misère du mystérieux pôle positif de l’aliénation, le secret de l’esclave sans maître.
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L’homme qui n’a pas éprouvé l’angoisse du cadre ne sait pas que le monde de la publicité spectaculaire lui est hostile, qu’il tend à le tuer, à l’anéantir, qu’il est essentiellement inapte à le satisfaire réellement. Cet homme reste donc au fond solidaire avec le monde du spectacle. Il voudra tout au plus le réformer, c’est-à-dire en changer les détails ; faire des transformations particulières sans modifier ses caractères essentiels. Cet homme agira en réformiste habile, voire en conformiste, mais jamais en révolutionnaire véritable. Or le monde où il vit n’appartient plus à aucun maître humain ou divin, et dans ce monde il est nécessairement esclave sans maître. Ce n’est donc pas la réforme et le changement de maître mais la suppression dialectique, révolutionnaire, du monde qui peut le libérer et par suite le satisfaire. Cette transformation révolutionnaire du monde présuppose la négation, la non-acceptation du monde du spectacle dans son ensemble. Et l’origine de cette négation absolue ne peut être que la terreur absolue inspirée par le monde du spectacle. Le monde du spectacle est précisément le monde qui se donne dans son ensemble, et comme ensemble n’appartenant à aucun maître particulier. Seul le cadre peut transformer le monde qui le forme et le fixe dans la servitude et créer un monde formé par lui et où il est absolument impossible de vivre. Et le cadre n’y parvient que par le pseudo-travail forcé et angoissé exercé au service du spectacle. Certes, ce travail ne libère pas et est le contraire de la libération. Mais en transformant le monde en monde ab-hominable par ce travail insensé, le cadre crée ainsi les conditions objectives nouvelles qui permettront de reprendre la lutte libératrice pour la reconnaissance qu’il a de prime abord refusée par crainte de la mort. Et c’est ainsi que tout travail spectaculaire, toute consommation spectaculaire de capital, réalise non pas un monde du spectacle, mais inconsciemment d’abord l’Esprit qui finalement réussit là où le spectacle échoue.
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La théorie de la plus-value et les lamentations réformistes y afférant reposent sur l’idée qui veut qu’un homme puisse vivre de pommes de terre. Cette idée, de même que l’époque qui l’a engendrée, est fausse. Seul un gauchiste ou une bête peut vivre de pommes de terre. L’homme vit principalement de publicité. Le spectacle est la ruine effective de cette théorie produite par un moment déterminé de l’exploitation et qui disparaît avec lui. Tout se révèle identiquement nécessaire et superflu, tandis que le fondement vient occuper le premier plan, mais hors de portée des nains contemplatifs, comme un objet abstrait, comme une idée objective. La société du spectacle est l’abolition de toute distinction entre travail nécessaire et surtravail, entre salaire et profit, entre vie et travail. L’exploitation s’abolit dans l’aliénation absolue, dans l’étrangeté de la totalité des individus pour la totalité des individus. L’exploitation est le moyen terme de l’aliénation. L’exploitation eut de tout temps la publicité pour but unique. Ainsi depuis l’invention de l’exogamie, qui est publicité proprement dite, une moitié de notre puissante race est écartée de la publicité. Dès l’origine, les femmes ont été sacrifiées à la pratique de la publicité et de ce fait exclues de cette pratique, objets d’échange parmi bracelets, colliers, cuivres et canots. L’échange que constitue le mariage exogamique ne s’établit pas entre un homme et une femme : il s’établit entre deux groupes d’hommes, et la femme y figure comme un des objets d’échange et non comme un des termes entre lesquels il a lieu. Et l’échange sexué entre l’homme et la femme reste forcément une communication privée, privée de publicité. Le manque de publicité de l’échange sexué, qui demeure en ceci bestial, n’est que la contrepartie d’un fait universel : le lien de publicité qui fonde le mariage exogamique n’a pas été établi entre des hommes et des femmes, mais entre des hommes au moyen de femmes, qui en sont seulement la principale occasion. Pour l’homme mâle, l’échange sexué, de même que tout échange, n’est qu’un moyen de pratiquer une activité plus haute. Le mariage exogamique, libérateur pour l’homme mâle qui entre dans le cercle des détenteurs de l’autorité, du pouvoir cérémonial et du savoir supérieur, public, est sujétion pour l’homme femelle qui se voit relégué à un rang inférieur et enfermé dans la région domestique, privée de publicité. Ce point de vue doit être maintenu dans toute sa rigueur en ce qui concerne notre société où cette situation est strictement inchangée, à cela près que c’est désormais la totalité de l’humanité qui est privée de publicité. La société du spectacle est l’achèvement du tort absolu que l’exploiteur fait à lui-même, au moyen du tort relatif qu’il fait à l’humanité. L’aliénation absolue est la vérité de l’exploitation. L’exploitation de la femme par l’homme fut seulement l’exploitation initiale de l’homme par l’homme. Dans l’aliénation absolue, qui est aussi bien exploitation absolue, exploitation de tous par tous, bêtise absolue, tout existe enfin, mais il existe ailleurs. La proposition de l’aliénation est donc : » Tout est loin de tout et réciproquement. «
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Le spectacle a retiré sa faveur au producteur pour l’accorder au consommateur. Il a affiché une horreur sacrée pour les atrocités sanglantes du capital simple ; il a déclaré que la publicité est un lien d’amitié et d’union entre les nations et les individus. Tout n’est plus que noblesse et générosité. Cependant, dans cette société d’abondance et de consommation, il n’y a d’abondance et de consommation que l’abondance du capital et la consommation de capital. C’est-à-dire abondance de travail salarié, puisque le travail salarié est par définition consommation de capital. La » production » capitaliste devient absolument ce qu’elle était essentiellement : consommation de capital, où le but devient moyen et réciproquement. La consommation de capital est production de capital, c’est-à-dire production de la publicité comme indépendance, comme moyen qui n’est pas lui-même un médiatisé. L’échange est devenu le but de la publicité et la publicité est devenue le moyen de l’échange. Voilà quel est le concept du monde réellement renversé où le vrai est un moment du faux.
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Jusqu’à présent, les révolutions furent des changements de maître. Avec la faillite de l’exploitation, c’est la totalité de l’humanité qui est expropriée de son humanité. La totalité est malade d’elle-même. L’humanité comme unité négative, comme unité de l’inhumain, est accomplie. Avec la faillite avérée des maîtres, l’humanité s’est gâté toute satisfaction partielle. La publicité achevée comme idée objective s’est retirée de tous les secteurs de la vie. C’est le devenir monde de l’argent, le devenir monde de la rareté, la rareté absolue. C’est seulement quand tout existe que l’homme peut être privé de tout. Dans la société du spectacle, le spectateur est une pure subjectivité, pauvreté absolue sans mains, sans yeux, ni oreilles, ni rien ; mais la chose qui lui fait face est l’idée de la véritable communauté : il cherche à la dévorer, mais c’est elle qui le dévore. La société du spectacle est la pure subjectivité et la pure objectivité qui se font face enfin.
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Les classes dominantes du passé se bornèrent à prétendre à la nécessité de la misère. Elles expérimentèrent par leur disparition que sa publicité ne se distingue pas de sa suppression. Instruits par ces désastres et pour la première fois dans l’histoire, ceux qui s’imaginent diriger ce monde ne prétendent plus à la nécessité de la misère. Non seulement ils n’y prétendent plus, mais ils prétendent à sa suppression. Or c’est une seule et même chose de prétendre à l’inexistence de la misère ou de prétendre à la réalisation de la publicité, car il n’y a de misère que de la publicité. La stratégie de la bureaucratie est donc : bien que dans la troupe il n’y ait que des jambes de bois, faire que cela ne se voie pas. La nôtre est : faire que cela se voie. Certes, chacun est parfaitement renseigné sur sa propre misère. Il ne s’agit donc pas pour nous d’avoir l’outrecuidance de ceux qui prétendent montrer à chacun qu’il est malheureux, chacun étant mieux placé que personne pour le savoir. Ce genre de fausse indiscrétion terroriste est même la propre tactique d’intimidation de la police publicitaire : » Vous n’avez pas encore de carte bleue ! Cela cache quelque chose ! » Par contre, ce qui est réellement caché, ce sur quoi chacun est parfaitement ignorant, grâce aux efforts déployés par les dirigeants, c’est la misère des autres, dirigeants y compris. Ils ont la carte bleue ! Cela cache quelque chose ! Dans le spectaculaire diffus, ce sont les spectateurs eux-mêmes qui se donnent en spectacle. En ce sens donc, chacun est mal renseigné aussi sur sa propre misère, puisque sa propre misère ne consiste que dans l’ignorance de celle des autres. Le but de la science est alors fixé : il s’agit de faire la preuve de la misère des autres — principalement des dirigeants.
1) Il faut d’abord comprendre une telle misère dans son principe, ce qui revient à en établir la preuve. La théorie de la publicité est la critique de l’absence de la publicité du point de vue supérieur et cependant non extérieur de la publicité. La preuve de la misère consiste à mettre en lumière ce qu’a de spécifiquement, de précisément moderne la forme actuelle de la misère, ce en quoi elle est achevée, à la fois ancestrale et nouvelle. La preuve de la misère, la preuve de son immensité consiste à établir l’immensité de l’aspiration encouragée par le spectacle, c’est-à-dire l’immensité de l’aspiration régulièrement déçue par le spectacle. L’aspiration identiquement encouragée et déçue par le spectacle est l’aspiration à la publicité. La forme moderne de la misère est avant tout la privation de publicité, l’insatisfaction du besoin de publicité. C’est donc aussi bien la production achevée de ce besoin. Ainsi la preuve par la publicité est-elle une preuve non extérieure, une preuve ad hominem, du genre de celles dont les masses s’emparent si volontiers. La publicité est une idée qui est dans toutes les têtes et ce n’est pas nous qui l’y avons mise.
2) Il faut ensuite assurer la notoriété de cette preuve. Ce qui se produit alors est inéluctable. L’histoire en fournit maints exemples célèbres. La notoriété de cette preuve n’offre plus de nos jours aucune difficulté sérieuse. Ceci est le revers de la stratégie des dirigeants : à prétendre à la réalisation de la publicité, ils donnent à chacun du goût pour la publicité. Cette société est à la merci d’une indiscrétion. Il faut entretenir systématiquement ce genre d’indiscrétion qui porte sur le fondement, à l’encontre des pseudo-indiscrétions réformistes, » kleine krämerie » de l’indiscrétion, qui portent sur le prix du beurre ! C’est là notre stratégie. C’est la stratégie du coup du monde, progressive puis brusque. C’est la stratégie des ennemis de l’État. C’est la stratégie des ennemis de la stratégie, des ennemis des manipulateurs, car la publicité est toujours révolutionnaire. La réhabilitation de l’apparence ne se borne pas à sa réhabilitation théorique. C’est avant tout la restauration pratique de l’apparence dans sa pureté, dans sa non-existence, dans sa pure négativité, comme ce qui est seul capable de dissoudre l’apparence qui est, le phénomène, le spectacle.
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Le besoin de publicité est la civilisation achevée du besoin bestial et borné qui mord quand on lui prend son os, et qui, pendant des millénaires, a maintenu sa loi à travers tout son processus de raffinement. Le besoin de publicité est le besoin raffiné et civilisé, le besoin dans ce qu’il a de spécifiquement humain, le besoin sous sa forme humaine achevée. Une chose est désormais certaine : le besoin de publicité est devenu le premier besoin de l’homme. La passion de la publicité a toujours été la passion dominante de l’homme ; mais c’est seulement avec la réalisation achevée de la publicité comme abstraction que le besoin de publicité est devenu le premier besoin de l’homme. La production du besoin de publicité est identiquement — dans le mouvement d’abstraction et d’aliénation qui fut le mouvement de sa réalisation — la production de son insatisfaction. L’insatisfaction du besoin de publicité est la forme spécifiquement moderne de la misère, dans ce qu’elle a d’achevé, de nouveau et d’ancestral. La forme générale de la misère a dépouillé toutes ses formes accidentelles pour devenir essentielle, parce que la richesse elle-même a dépouillé toutes ses formes accidentelles pour devenir essentielle. La forme spécifiquement moderne de la richesse n’est autre que la publicité, cette véritable substance humaine ; mais comme spectacle et comme abstraction. Jamais la misère ne fut aussi grande et aussi secrète, car jamais la richesse ne fut plus grande et plus ostensible. Mais cette richesse est devenue une illusion pure — contrairement à la richesse passée, mi-réalité, mi-illusion —, une richesse pour personne et une misère pour tous. La richesse n’est plus que la richesse du genre humain. Elle n’est la richesse d’aucun individu en particulier. L’opposition de l’individu et du genre est achevée, ce qui signifie que la production du genre est elle-même achevée et que celle de l’individu est imminente. L’étendue de la misère ne se distingue plus de l’étendue de la richesse. En fait, l’opposition ancestrale de la richesse et de la misère a déjà cessé dans l’équateur de l’aliénation. Si la publicité est le bien suprême, la publicité abstraite est le mal absolu, le vrai péché contre l’humanité. Le fruit est mûr, les riches ne sont plus que de sales pauvres, et les pauvres sont de sales riches.
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Le besoin de publicité ne saurait être satisfait par l’abstraction de la publicité, qui est le contraire de la publicité, à savoir l’opposition du particulier et du général. De ce fait, une enquête sur la misère des gens se résout en une seule question : qu’est-ce qui fait acheter, quel est le pouvoir occulte de la marchandise ? Car la réponse fort simple tient en une seule proposition : ce qui fait acheter, le pouvoir occulte de la marchandise, est le besoin de publicité. Oui, l’ennui est la rançon de l’individualité abstraite ! Oui, l’ennui est la nostalgie d’un contenu substantiel ! Si les gens achètent, si les gens échangent avec fureur, ce n’est pas pour quelques raisons particulières, mais pour une seule raison générale. La connaissance de cette raison ne se distingue pas de la connaissance de l’immensité de la misère moderne. Elle en est la preuve indiscutable.
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La baisse tendancielle de l’utilité particulière dans l’inflation spectaculaire ne se distingue pas de la montée subséquente d’une utilité générale qui s’oppose à toute utilité particulière : l’usage de l’échange pour l’échange, l’usage de la marchandise en tant que marchandise : c’est-à-dire en tant que la marchandise est le représentant de l’argent. La société du spectacle est la démocratisation de l’argent. Le devenir monde de l’argent est l’avilissement de l’argent, voilà le grand corrupteur corrompu. Si l’ancien riche faisait usage de l’argent pour lui-même et connaissait dans la prodigalité ou dans l’avarice une certaine grandeur, le spectateur ne connaît plus que la forme imparfaite de l’argent, l’argent fait marchandise particulière. Si, pour le spectateur particulier, l’argent consiste dans la pieuse communion de l’achat, il est, comme liturgie1, le très saint mystère de l’incarnation. Par son avilissement, l’argent que l’on regarde seulement prend corps dans la substance de la richesse, l’argent devient visible dans cette écorce charnelle. Ainsi est révélée à l’humanité étonnée la présence de la divine forme humaine dans la modeste substance marchande. Chaque besoin particulier devient un simple prétexte à pratiquer l’argent ; chaque spectateur voudrait se persuader en persuadant qu’il est un gros échangiste. Il recherche dérisoirement la généralité dans une diversité multiforme. Cette pratique n’est qu’une pseudo-pratique de la généralité et demeure quelque chose de désespérément particulier.
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Il faut ici différencier suivant leur détermination propre le général et le particulier ; le général, pris formellement et posé à côté du particulier, devient lui-même aussi quelque chose de particulier. Une telle position, dans le cas d’objets de la vie courante, frapperait d’elle-même comme inadéquate et maladroite, comme si par exemple quelqu’un qui réclamait des fruits repoussait cerises, poires, raisins, etc., sous prétexte que ce seraient là des cerises, des poires, des raisins, mais non pas des fruits. Et que font d’autre les misérables modernes qui, prétendant se passer de l’échange, repoussent les fruits de l’industrie sous prétexte que ce n’est pas là de l’humanité en général ? La position inverse qui consisterait à goûter des cerises, des poires, des raisins sous prétexte que ce sont bien là des cerises, des poires, des raisins, mais en y cherchant furieusement le fruit, sans être capable de prendre garde à leur saveur particulière, est tout aussi inadéquate et maladroite. Or que font d’autre les misérables modernes qui consomment fébrilement les fruits de l’industrie dans le seul espoir non avoué de pratiquer l’humanité en général ? Ce faisant, celui qui aspire à être un maigre échangiste, aussi bien que celui qui aspire à être un gros échangiste, se prive et du particulier et du général. L’objet qui était prestigieux dans le spectacle devient vulgaire à l’instant où il entre chez le spectateur ; mais ceux qui prétendent renoncer à de tels objets doivent en fait, aussi, renoncer à l’humanité. Le général ne se goûte réellement que dans le particulier ; mais le particulier est fade hors du général. La forme de la richesse est la généralité. La substance de la richesse est la particularité. La publicité est l’identité de la forme et de la substance de la richesse ; c’est l’unité du particulier et du général ; c’est la richesse restaurée par la suppression de l’opposition de la richesse et de la misère.
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Le besoin de publicité, le besoin de généralité est l’énigme résolue de la fameuse question des pseudo-besoins. Un seul besoin fondamental se manifeste dans le fourmillement des besoins particuliers, raffinés à l’envi par le spectacle : le besoin d’échanger, le besoin de pratiquer la publicité, le besoin de pratiquer l’humanité. Il s’ensuit que tout besoin est identiquement vrai et faux. Il est vrai, car il est un mode du besoin de publicité, il est un mode de la véritable substance humaine. Il est faux, car il est un mode non effectif, privé d’effet, un mode qui porte à son paroxysme l’opposition du général et du particulier. On imagine aisément, avec le secours de la science, l’immense déconvenue du misérable spectateur dans la liturgie marchande, quand on connaît la grandeur de l’enjeu et la dérision des moyens. Cependant, l’esclave spectateur — et principalement le » cadre « , ce fonctionnaire modèle du capital appelé à devenir le type commun de l’humanité spectaculaire — préférerait se faire couper en morceaux plutôt que de laisser deviner l’étendue de son malheur. Maintenant que la science s’est emparée de la chose et que la terreur abjecte dans laquelle vit le spectateur sera bientôt connue, comment osera-t-il paraître dans la rue que présentement il encombre avec une euphorie feinte ? Ce que nous prétendons et que nous allons prouver est extrêmement simple : nous prétendons que ces gens qui affichent pourtant une superbe apparence vivent dans une terreur sans borne ; nous prétendons qu’ils sont, sans relâche, la proie d’une obsession insoutenable qui atteint à l’hébétude. Et nous savons désormais quelle est cette obsession dont Krafft-Ebing et Reich avaient déjà recensé des cas particuliers et que nous-mêmes pressentions dans notre Reich mode d’emploi. Cette obsession est l’obsession de la publicité. Citoyens, ces gens qui aimeraient tant nous en imposer quand nous les croisons dans la rue — ou ailleurs — ne sont en vérité que des misérables obsédés par le besoin de publicité, aux prises avec un malheur accablant qui ne leur laisse aucun répit, et à côté duquel les obsessions produites par l’insatisfaction du besoin sexuel — cette forme particulière du besoin de publicité — ne sont que billevesées. Qui l’eût cru ! Jamais la publicité ne fut autant absente. Jamais la publicité ne fut autant présente. Chaque jour, il devient de plus en plus difficile, de plus en plus douloureux d’être un con ou une conne. La connerie a cessé d’être une sinécure, la connerie prosélytique moderne se donne à elle-même du souci. Pour la première fois dans l’histoire, la bêtise cesse d’être une énigme pour l’intelligence et l’intelligence devient une promesse de bonheur. ‘ spectateurs compréhensibles, ce n’est pas moi qui lancerai des injures à votre grande dégradation ; ce n’est pas moi qui viendrai jeter le mépris sur votre vie informe. Il suffit que l’ennui honteux et presque incurable qui vous assiège porte avec lui son immanquable châtiment. Ce n’est pas une interrogation que je vous pose ; car depuis que je fréquente en observateur la sublime bassesse de vos intelligences bornées, je sais à quoi m’en tenir. Il me faut des êtres qui me ressemblent, sur le front desquels la noblesse humaine soit marquée en caractères plus tranchés et ineffaçables. Etes-vous certains que ce qui contemple soit de la même nature que la mienne ? Je ne le crois pas, et je ne déserterai pas mon opinion. Spectateurs de tous les pays, supprimez-vous.
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Nous avons donc découvert dans le secret de nos laboratoires le sésame ouvre-toi qui peuple les rêves de tous les publicitaires. Pour la première fois dans l’histoire mondiale, nous savons ce qui fait vendre, ce qui fait acheter. La soif d’aujourd’hui est une soif de publicité, une soif de ce qui est vrai. Comment les publicitaires pourraient-ils demeurer insensibles à une telle découverte ? Les plus hardis d’entre eux devront immédiatement appliquer nos thèses afin de se hisser à la première place dans leur misérable profession. Ils seront nos meilleurs propagandistes ! » Il faut pénétrer la force de l’ennemi « , a dit Hegel ! Cette société est à la merci d’une indiscrétion et cependant chaque publicitaire doit se montrer encore plus indiscret qu’il n’a été. À force d’en dire toujours un peu plus pour faire vendre encore un peu plus, les publicitaires vont finir par tout dire ! Leur application de nos principes scientifiques fera bien vendre encore un peu plus quelque temps. Mais surtout, elle fera cesser de vendre tout à fait en très peu de temps. Dans la bataille de la publicité, dans la bataille de la conscience qui est déjà engagée, voici une tactique qui est plaisamment comique ! Ce monde se passe chaque jour davantage de la réalité. La réalité pourra bientôt se passer de ce monde.
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La forme que nous avons donnée à cet exposé ne présente pas seulement l’avantage scientifique et esthétique d’une intelligence parfaitement maîtrisée. Elle convient aussi supérieurement à une science dirigée non vers le maintien et le développement escompté du présent ordre spectaculaire, économique et social, mais bien vers son renversement révolutionnaire. Elle ne permettra pas un seul instant au citoyen lecteur de s’adonner à la contemplation des réalités directement saisissables et à leurs connexions fantaisistes, mais va droit au malaise interne dans tout ce qui existe.
À bas le travail ! À bas la vie quotidienne ! À bas la France !