Il y a, entre l’émeute et l’amour, de nombreux parallèles. L’explosion du départ, où se brisent les barrières des comportements courants, où se culbutent la liberté et la responsabilité, où détruire devient construire, en est le clairon. L’émeutier, tout comme l’amoureux, entre dans un état différent, dans une situation qu’il ne sait plus comment il a contribué à créer, avec ses réserves, ses baisses de tension soudaines, ses systèmes de croyances qui prennent des formes grimaçantes et grotesques à la lumière d’une accélération générale, aussi bien des gestes, des mots, des actes, des choix qui souvent seront décisifs. Les deux situations commencent par un affranchissement, qui même s’il peut ne s’avérer que le portillon d’un esclavage plus grand n’en est pas moins un affranchissement, au moment de l’explosion. Dans l’explosion du départ aussi, la perception se modifie, les sensations sont traduites différemment par la conscience, qui maintenant suit l’action plus souvent qu’elle ne la précède. Des parfums s’imprègnent, des visions se fixent, c’est comme si on entrait dans un monde spécial, et l’on a tout de suite le désir que ce monde spécial devienne le monde ordinaire, tant cette situation est un violent changement, tant on voudrait que ce violent changement s’éternise.
C’est que l’espèce de corne qui nous défend contre les sensations trop vives est tombée. Dans l’émeute comme dans l’amour, le plaisir est sans doute la composante essentielle, et dans les deux cas, je crois, il est en même temps le nœud du drame. Dans l’émeute, d’abord, le plaisir est le plaisir de découvrir soudain des gestes et des sensations, mais aussi des idées neuves. Il y a cette dépense d’énergie – tous ceux qui ont intensément joué à l’émeute, comme à l’amour, en savent la fatigue –, mais qui aboutit, contrairement au sport, à un sens, à un discours, même si celui-ci ne dépasse que rarement son balbutiement négatif. L’affrontement et la destruction de ce qui est haï, et inviolable en temps ordinaire, le don des marchandises rendues à leur valeur d’usage par le pillage, l’utilisation de la ville d’une manière non prévue par les urbanistes et architectes, la débandade de la police, sont des scènes bandantes. Et l’excitation du plaisir se sent, se communique. Du plaisir en amour, il n’est pas nécessaire de rappeler ici le phénomène, tant il est trivial. Qu’il n’y ait pas d’amour sans plaisir voire sans désir explicitement sexuel me paraît d’ailleurs une des exigences minimales pour une définition de l’amour. Le plaisir en amour est même une présence constante – contrairement à l’émeute où il est plus sporadique –, même quand il s’accompagne de la souffrance. Dans l’émeute, la souffrance est une constante non dans le moment même, mais dans le temps historique. Puisque l’émeute ne triomphe pas comme mode de vie, elle est donc récupérée, et le plus souvent réprimée. Ces deux modes de défaite sont extrêmement douloureux, le second ajoutant les coups physiques à l’humiliation du premier. Les défaites et les humiliations, les coups mêmes, sont familiers dans l’amour. Et ce qui lie ce plaisir et cette souffrance, c’est la peur, que l’amour provoque et vainc, c’est son grand jeu, alors que dans l’émeute la peur divise et empêche, travaille. Parce que la principale différence entre l’émeute et l’amour est que l’émeute est une activité collective, contre un ordre, quelque chose de très général, alors que l’amour se joue entre des individus, en principe toujours deux, des particuliers, qui en sont les pôles ; les émeutiers sont indistincts, et ont bien souvent intérêt à l’être, dans l’amour l’indistinction est fatale, la profilation, l’égocentrisme tendent à se radicaliser. Je ne veux pas dire que dans l’émeute la subjectivité serait absente, bien au contraire, c’est un acte de subjectivité collective, mais dans l’amour tout doit être signé, sursigné même, alors que dans l’émeute l’anonymat est la meilleure signature. L’anonymat dans l’émeute et la signature dans l’amour se rejoignent d’ailleurs dans leur fonction : tous deux en appellent par le sacrifice de l’individualité, ici niée, là exacerbée, à sa transcendance. La peur, dans l’émeute comme dans l’amour, connaît aussi son apogée, la panique. Et si le plaisir y propage les érections, la panique y propage les débandades, mais aussi les tendresses, les fous rires, les rebondissements de l’humeur qui dans les émeutes sont ce qui est imprévisible pour l’ennemi, et dans l’amour pour l’aimé.
Une autre similitude me paraît remarquable. La publicité de l’émeute et de l’amour en fait des phénomènes humains, sociaux, de la plus grande importance, pourtant falsifiés, mystérieux, inconnus. Personne ne sait très bien à quoi ressemble une émeute, pas même les émeutiers qui l’ont traversée, et qui le lendemain retrouvent le discours de la veille, assez éloigné quand ce n’est pas l’inverse de celui du moment même. Mon expérience de l’émeute est certes faible, d’ailleurs elle ne peut être que faible et particulière, sans quoi je serais une sorte de professionnel de l’émeute – et si une émeute est faite par des professionnels elle n’est plus une émeute –, mais j’ai toujours été frappé par la différence entre les motivations exprimées sur place et celles que la télévision ou la presse rapportent le lendemain, y compris même dans ces interviews d’émeutiers qu’on sent s’appliquer à énoncer les raisons raisonnables présupposées par les informateurs. On a donc là la confirmation que si les autorités avaient construit un gymnase ou une maison pour tous, ou que s’il y avait plus de démocratie dans notre Etat du tiers-monde, eh bien toute cette flambée de violence n’aurait pas eu lieu. L’émeute en entier peut donc être traitée comme un événement négligeable, un à-côté qui dénonce au mieux un dysfonctionnement particulier et souvent remédiable. La publicité des émeutes oscille ainsi, selon les impératifs médiatiques ou policiers, entre un spectacle aux poncifs bien rodés, l’émeute de Los Angeles en mai 1992 atteignant là une sorte de paroxysme, et une occultation quasi complète, comme pour l’émeute de Kinshasa à la fin de 1991, à peu près équivalente en ampleur à celle de Los Angeles. Pour l’amour, la publicité est encore plus indigente et à côté du sujet. Si on peut recenser les principales émeutes de notre temps, c’est tout à fait impossible pour les principales amours de notre temps. L’amour n’arrive à la publicité qu’à travers ses infractions à la loi, ou les excès de comportement ridiculisés qui lui sont inhérents, comme par exemple tel amoureux achetant un espace publicitaire pour le faire savoir à l’aimée. Jamais l’information dominante ne s’aventure à rapporter ce qui s’est réellement passé, la nature et la portée du phénomène, les sensations vécues, les prétextes et les péripéties, leur pourquoi et leur comment. L’amour est toujours raconté, dans l’information, comme dans un rapport de police où cul est un mot interdit, et où on a plus de chance de s’en tirer en avouant de la colère. Il est dans la nature même de l’émeute et de l’amour, qui sont des événements qui échappent à la raison, que celle-ci n’arrive pas à en décrire les moments, à en décrypter la saveur, et l’importance. La spontanéité, qui par là devient suspecte, est bien l’extrême que le discours dominant de notre époque parvient à invoquer pour étiqueter ces deux phénomènes, et encore, spontanéité est rarement considéré comme faisant partie du vocabulaire de l’amour. Mais l’amour est encore plus mal présenté que l’émeute dans ses éclairages tour à tour trop vifs et trop obscurs. En effet, l’amour d’aujourd’hui n’est raconté presque exclusivement que dans le roman et le cinéma, et même lorsque le thème avoué de ces médias est autre, les déclinaisons sans fin sur l’amour, explicitement « embelli » ou inventé, y figurent encore dans le décors obligé. Par conséquent, à une information inexistante sur l’amour correspond une surabondance d’amour dont on sait qu’il n’est que fiction. Par là, l’amour tel qu’il est vécu n’apparaît jamais, trop grand pour l’information, trop imparfait pour la fiction, qu’en se faufilant entre ces deux grands miroirs déformants. Comme pour l’émeute, ses témoignages sont rarissimes et n’atteignent le public qu’au prix d’un discours qui ne désavoue pas les médias qui les transmettent. Mais comme l’émeute, fantasmée avec des poncifs improbables dans une imagerie délirante largement propagée (par exemple l’émeute comme partie d’un machiavélique complot, ou bien la présentation des émeutiers comme un bloc soudé, ce qui est une mystification du plaisir et de la panique qui ne se transmettent jamais tout à fait à tant de gens qui ne se connaissent pas et qui, même s’ils se connaissaient, n’ont pas les mêmes intérêts et conceptions), l’amour passe au travers des radars et des systèmes de reconnaissance mis en place, ce qui d’ailleurs plaide pour sa rareté.
Je suis bien placé pour savoir qu’il n’existe pas de théorie de l’émeute avant celle, très précautionneuse, de la Bibliothèque des Emeutes, qui a toujours refusé d’empiéter de ses généralités sur la particularité de chacun de ces événements, signalant au contraire que l’émeute aussi changeait avec l’époque : une émeute de l’époque de Dickens n’est pas comparable à l’émeute telle qu’en parle Blanqui, qui n’est pas comparable à Vaulx-en-Velin, qui est difficile à comparer à celles de Mamelodi ou de Mogadiscio, et il y a même une grande différence entre le 14 juillet 1989 et les 3 et 4 octobre 1993 à Mogadiscio, celle entre le début et la fin d’une époque. Pour l’amour, l’absence quasi complète de théorie est encore plus étonnante tant l’amour traverse tout le récit connu depuis plusieurs siècles. Je peux citer par exemple Platon, Stendhal, Simmel ou Bataille, puis plus près de chez nous de Rougemont, mais qui parle d’un phénomène qu’il n’a pas vécu lui-même, et Luhmann, qui lui aussi rapporte en l’analysant ce que d’autres en ont dit. Mais ceci ne donne guère une théorie de l’amour, tant même chacune de ces ébauches est discutable à presque chaque détail. Ainsi donc, autant en récits imparfaits, en mystifications outrancières et en absence de théorie, l’émeute et l’amour se ressemblent malgré la différence évidente d’une culture de l’amour très prodigue, à laquelle s’opposent un mépris et un rejet de l’émeute hors du fonds de la connaissance humaine organisée.
Comparables par leur début visible, l’explosion, les profondes modifications sensorielles qu’ils font subir à leurs acteurs, leur plaisir et la souffrance qui l’accompagne, leurs peurs jusqu’à la panique, l’obscurité et le mystère relatifs avec lesquels ils traversent les affabulations et bricolages idéologiques de leur époque, l’émeute et l’amour prêtent aux mêmes questionnements sur leurs buts et leurs origines. Quant aux buts, ils paraissent à première vue fort opposés. Dans l’amour, en effet, le but est l’autre, précisément situé et su, alors que l’émeute est d’abord une ouverture, un possible, où les buts se découvrent ou non. Mais dans l’amour, l’autre, l’aimé, n’est aimé que parce qu’il est aussi l’ouverture. Certes, il paraît plus un but, tant qu’il n’est pas atteint, mais il n’est vraiment qu’un moyen, tout comme l’amoureux ne se sent qu’un moyen des buts de l’aimé. De sorte qu’il me semble que l’amour, comme l’émeute, est d’abord une ouverture en proportion de l’explosion qui les manifeste, que ces explosions peuvent être à répétition, et que leurs buts sont à découvrir par les acteurs mêmes. Je dirais même que l’émeute et l’amour posent la recherche de leurs buts de manière très similaire : un acte d’affranchissement, qui libère une communication intense et difficile parce que trop intense, plaisir, douleur, peur, insaisissable par la tyrannie de la raison autrement que dans la déformation ou dans le mythe ; et dont le manque capital est la formulation, je veux dire la formulation théorique, qui permettrait de définir les buts, et par là l’origine, dans la mesure où notre progression est une progression vers le fond, vers l’origine. Un des grands manques dans les tentatives de théorie de l’émeute ou de l’amour est d’abord de les resituer entre ce qui est plus grand et plus petit qu’eux, de les relativiser. Pour l’émeute, il est plus aisé de concevoir cette exigence, parce qu’il n’y a pas de mythe de l’émeute comparable à celui de l’amour, et une théorie de l’amour hors de son contexte, comme c’est justement toujours le cas dans les sommaires précédents connus, tend justement à grandir le mythe plutôt qu’à l’expliquer.
L’inconnu de l’origine de phénomènes aussi intenses et aussi émotionnels m’amène à supposer qu’il pourrait s’agir de la même. Et j’ai bien sûr envie de dire que les révolutions, qui sont les moments du débat de l’humanité sur elle-même, les moments pivots de l’histoire, ont pour origine soit l’émeute, soit l’amour. En Iran, par exemple, il était aisé de constater combien l’émeute était à l’origine de ce grand débat ; il était plus difficile d’entendre combien ce grand débat portait aussi sur l’amour, qui y était pourtant présent (on peut notamment l’entendre en filigrane de l’exaltation d’une Zara Salman), et comment les deux se sont rejoints, plaisir, souffrance et peur, dans le débat sur le voile, qui était le voile sur le débat. De la même façon, il est aisé d’imaginer combien les émeutes sont propices à l’amour, parce que les défenses y sont tournées et le moment de la liberté paraît, dans sa plénitude, y tout permettre, y tout affranchir, parce que ceux qu’on risque d’y rencontrer partagent la même exaltation, et manifestent les mêmes qualités admirables, le courage y célébrant la victoire sur la peur. Je ne manquerai pas ici l’inversion, judicieuse, qui constate combien l’amour est propice à l’émeute, combien quand on est en rupture de loi on a envie d’étendre cette rupture de loi à toutes celles qu’on rencontre, on a envie de foncer, et de donner envie de ces vertiges de vitesse et de pensée. Même si c’est une contraction qui mérite prudence par sa hardiesse, et qu’en conséquence je n’ai jamais utilisée sauf dans mes grands monologues intérieurs, un peu déclamatoires, j’ai toujours voulu partager ainsi, à travers un grand cri de ralliement, cet enlacement de l’émeute et de l’amour : je t’aimeute !
(Texte de 1997.)