Croire

IV – LA RELIGION

1 – Les systèmes de croyances

Inutile de compter les systèmes de croyances : on sombrerait rapidement dans la désespérance de l’infini. Déjà pour chaque individu, des constructions de croyances interpénétrées se façonnent et se corrigent à chaque instant. Et à chaque instant, ce sont des multitudes de systèmes de croyances simultanés qui s’entrechoquent et s’associent, se déformant, se désaxant, se complétant, se superposant et se confondant. Parfois seulement, nous confrontons nos systèmes de croyances, les utilisant les uns contre les autres, très rarement nous tentons de les comprendre, et presque jamais de les expliciter. La pensée individuelle n’est qu’un ouragan de systèmes de croyances enchevêtrés, et elle ne consiste en presque rien d’autre que d’associer et de dissocier des croyances, dans diverses tentatives de maîtrise qui n’ont souvent pour résultat que de multiplier les croyances. Et l’entreprise de la conscience de les organiser en système cohérent paraît dérisoire, tant la conscience elle-même est davantage croyance que la croyance conscience. La conscience, figée par principe tacite dans l’exclusion de la croyance, ne s’avère au mieux qu’en mesure de bricoler des fragments de séquences de croyances, fort arbitraires la plupart du temps.

Puisque nous connaissons très mal nos propres systèmes de croyances, et que je n’ai ni les moyens ni l’ambition d’en établir l’encyclopédie, je propose seulement, afin de s’y reconnaître sommairement, de les classer en trois groupes. Le premier est composé des systèmes qui ne fonctionnent probablement que chez des individus, des systèmes autodidactes en ce qu’ils ne se nourrissent apparemment pas des systèmes des autres, parce qu’ils occupent la lisière de la conscience, même si des éléments conscients peuvent en faire partie. Ces systèmes de croyances primaires s’appellent ambiances. Ce sont des aboutissements du mouvement de croire associés à des éléments qui lui sont contingents, par exemple un souvenir, une activité, une musique, un objet, une forme, une couleur, un affrontement, une sensation générale de soi, etc., aussi bien des éléments seulement perçus que pensés consciemment, des retours d’ambiance que des créations originales. De telles ambiances constituent d’importants canalisateurs de la pensée parce qu’elles mettent en action d’importantes sommes de certitudes accumulées, tout en les plaçant à l’abri de la contradiction. Ces systèmes de croyances sont la plupart du temps suscités hors de l’individu, et parfois recherchés pour leur aptitude à délivrer des garanties de certitude, même si c’est sous l’apparence inverse, le doute. Les ambiances sont des moments où le croire repose. Si elles paraissent des systèmes de croyances individuels par excellence, elles sont en effet générées par l’activité des autres (même les ambiances solitaires ne sont que la certitude de soi contre les autres), et la communication, plus souvent en puissance que réalisée, en est donc l’objet. Notre propension à faire partager nos ambiances et l’impossibilité de tracer la limite entre une ambiance individuelle et une autre, ou entre une ambiance individuelle et une ambiance collective, signalent à quel point ces systèmes de croyances sont déjà en mouvement en et en dehors de nos consciences individuelles, où elles viennent et passent comme dans un moulin, se modifiant et s’altérant sans contrôle, comme l’aliénation, dont elles constituent d’ailleurs, en tant que pensées devenant autres, une figure particulière. Il m’est difficile d’apposer ici un exemple d’ambiance, parce que c’est précisément un système de croyances si individualisé que je le modifierais en le généralisant, et même probablement en l’exprimant en mots, puisqu’il est aussi, et souvent essentiellement, expression des sens ; je dirai seulement, à titre indicatif, que « table », par exemple, peut être une ambiance, en ce qu’une table est un souvenir, une certitude, beaucoup de doutes et de nombreuses indéterminations, qui donnent cependant, parfois, le goût quasi proustien de « table ». Dans notre notion de « table » se mêlent indistinctement des images et des sensations qui, avec le temps, sont rejointes et souvent supplantées par le mot, et même par le signe linguistique. Ainsi se constitue une certitude, aux limites indécises de ce qu’est « table », qui n’est pas encore essentiellement, comme dans la langue, un sujet ou un objet, mais peut-être un état, un mouvement de pensée ; et ce mouvement de pensée, d’ailleurs, aurait du mal à résister, comme on le voit ici, à l’exposé cohérent.

Ces innombrables ambiances codifiées inconsciemment, ou simplement dessinées par défaut par les mouvements des autres individus, tendent à devenir des systèmes de pensée conscients. Là encore, c’est la peur de retomber dans les affres du doute qui continue de favoriser la carapace caractérielle de la conscience. Les ambiances devenues fixes, charpentées, aux articulations qui commencent à être définies, notifiées, sont des systèmes de croyances d’une nature différente de la simple ambiance : ce sont des ambiances mixtes en ce sens que la part de conscience y contribue à fonder les systèmes de croyances, d’abord au même titre, ensuite davantage que la part plus sensorielle issue directement du mouvement de croire. Si la conscience apparaît dans le mouvement de croire avant que croire ne devienne croyance, l’émotion n’y perd sa prééminence au profit de la conscience qu’au moment où la conscience devient motrice dans l’ambiance et y dégrade l’émotion en second rôle. Les ambiances mixtes, qui sont le terrain de bataille entre l’émotion et la conscience dans le mouvement de croire, peuvent également être appelées systèmes de croyances spécialisés. La spécialisation, en effet, indique en même temps une expertise et une limite, une avancée et une petitesse, l’exclusif cohabitant avec le non-exclusif, une contradiction inévitable. Là aussi, la quantité de systèmes spécialisés qu’un individu humain utilise chaque jour est immense.

L’archétype d’un tel système est le langage. Le fait par exemple de nommer des choses que nous appelons concrètes est en soi un système particulier qui nous a fait diviser notre approche cognitive de telle manière qu’elle distingue entre choses concrètes et non concrètes. Si nous avions la faculté de distinguer à l’œil nu les atomes, nous n’aurions probablement pas de mot qui corresponde à « table », et nous n’aurions vraisemblablement pas de tables, parce que nous aurions, peut-être, construit nos outils en assemblant directement des atomes, et non ces matières premières que nous n’avons qu’ensuite divisées en atomes. La mobilité du langage atteste d’ailleurs en quoi il est difficile d’associer des systèmes de croyances sans tomber dans l’incohérence, et combien il faut sans cesse les réajuster, les confronter, revenir sur des étymologies et inventer des néologismes. De là naît ce qu’on appelle une linguistique, qui présuppose une cohérence au langage avant de découvrir le contraire, et qui finit assez rapidement par tenter d’organiser cette myriade de croyances autour de quelques certitudes dont elle a établi la cohérence et que cette linguistique tente de conserver. La linguistique ne fait d’ailleurs que l’opération collective de ce que chacun d’entre nous, individuellement, et souvent douloureusement, s’efforce d’établir pour soi, pour la part de langage qui lui est propre. La langue individuelle, dont les « fautes » sont souvent produites par l’émotion et l’ignorance de la langue collective, est beaucoup plus proche de l’ambiance, alors que la langue collective, qui peine à éliminer dans la théorie les incohérences importées par l’usage, lui-même déjà pétrification de l’émotion, est un système de croyances hautement spécialisé.

Ces systèmes de croyances spécialisés se distinguent donc d’abord des ambiances par la tentative de construction consciente, mais ils sont d’ordinaire pragmatiques. On part du petit, on part de soi, on part de sa propre collection de doutes et de certitudes, d’expériences de luttes autour du plaisir, et on échafaude en essayant d’assembler des parties qui s’emboîtent. Ainsi, dans ce siècle de spécialisations effrénées, chaque division de la connaissance devient un système de croyances spécialisé. Même s’il existe d’innombrables systèmes de croyances spécialisés qui restent individuels, comme les superstitions ou les éthiques personnelles, la mise en théorie d’un système de croyances lui garantit généralement son brevet de spécialité. Ce siècle a donc vu une furieuse boulimie de théorisation de systèmes de croyances spécialisés. C’est même une question de santé mentale : une spécialisation reconnue sauve du charlatanisme, de la superstition, de la folie, tant le fait de croire sans l’avoir établi dans une certitude contresignée par la conscience est honni. Chacune des spécialités universitaires, ou des connaissances souvent autoproclamées sciences et cooptées par les autres sciences pour des raisons parfois inavouables, devient ainsi un système de croyances spécialisé : les innombrables -logies, aussi variées que l’écologie, la victimologie, l’épistémologie, la gestuologie, l’oto-rhino-laryngologie ou la thanatologie, en sont un bon exemple, au même titre que les multiples « secteurs d’activités » avec leurs logiques internes et leurs théories publiées qui se sont formées à travers la division du travail, ou encore les innombrables typologies décelées dans la sociologie ou le marketing, et qui servent de codes d’action dans de nombreux secteurs du salariat et de la marchandise. Tous ces systèmes de croyances intermédiaires entre la simple ambiance et un système de croyances universel ne procèdent pas explicitement de la totalité (une affirmation explicite leur est cependant nécessaire, non seulement pour s’affirmer, mais parce qu’ils sont déjà relativement complexes et doivent donc conserver d’une manière objective leurs règles de base, par l’écrit), même si leurs sectateurs se laissent souvent tenter, par enthousiasme ou logique immanente, à vouloir les universaliser.

Comme les ambiances ont pour limite leur propre structuration consciente, qui est d’abord une autre ambiance, les systèmes de croyances spécialisés ont pour limite leur propre multiplicité, avec et par laquelle ils entrent en contradiction. De sorte que des systèmes de croyances spécialisés apparaissent avec pour fonction spécialisée de réguler les contradictions entre systèmes de croyances. Ces nouveaux systèmes sont alors des élaborations uniquement collectives, destinées à proposer une cohérence générale, et à la théoriser. Ils doivent avoir réponse à tout, suppriment les systèmes de croyances spécialisés dont ils vérifient l’insuffisance par rapport à la cohérence proposée, et retrouvent ainsi l’unité du système de croyances qui s’était perdue dans la multiplication des ambiances : c’est la religion.

2 – Le système de croyances universel : la religion

L’écrit, la transcription, semble avoir eu pour but primordial de valider des systèmes de croyances au-delà de la mémoire individuelle et de l’arbitraire subjectif, qui sans cesse doutent, même devant un système cohérent. L’écrit est ainsi devenu l’objectivité de la certitude. Par l’écrit, la règle du jeu d’un système de croyances dépasse le croyant, et la certitude subjective peut atteindre à l’objectivité. On a voulu faire de l’écrit la naissance de l’histoire ; il est plus juste de dire que l’écrit est la naissance de la religion, c’est-à-dire de systèmes de croyances qui peuvent prétendre contenir tout, si bien qu’ils résistent au temps vécu. L’écrit est la règle du jeu qui soumet toutes les autres, la loi qui dépasse les joueurs, qui restitue une règle indépendamment d’eux. La religion est la théorie universelle qui devient universelle par l’écrit. Ce qu’on appelle « religions primitives » ne sont pas des religions, mais des ambiances ou, rarement, des systèmes de croyances spécialisés.

Les religieux revendiquent un texte originel, souvent un livre très ancien. Y est fixé ce qui est bien et mal, ce qui est permis et interdit, ce qui est beau et ce qui est laid, ce qui est grand et ce qui est petit. Mais outre cette prétention à la maîtrise des ambiances, les livres sacrés veulent aussi passer pour la cohérence entre les systèmes de croyances spécialisés, un catalogue de méthodes de pensée, d’interprétations, de pratiques. En vérité, les religions sont des explications de la totalité, mais aussi l’explication particulière de chaque chose. Elles relient le particulier à la totalité, la croyance au croire, l’esprit à la conscience, le temps à l’infini. Les religions sont ces systèmes de croyances qui prétendent contenir tous les autres, comprendre ce qui les oppose et ce qui les unit. Dans la religion, le mouvement de croire aboutit et disparaît dans la conscience. Croire et conscience cessent d’être des contraires. La religion est le système de croyances achevé.

La religion est aussi la communauté du croire, le croire commun, le croire qui circule d’un individu, d’un groupe à l’autre, mais dans le cadre et selon des règles fixées par d’autres (à part pour les fondateurs), elles-mêmes établies comme fondements de la religion. La religion est prétention à la maîtrise du croire parce qu’elle est maîtrise de la mise en commun du croire. Par sa mise en commun du croire, la religion est communication. Comme la croyance était la conservation du plaisir de la certitude, quitte à le pétrifier, la religion est la réassurance sur le croire commun, sur les systèmes de croyances partagés, et cohérents : la religion est l’objectivité de la communication, issue du croire.

Croire, ce mouvement si périlleux et imprévisible, qui contient le plaisir et la peur, trouve sa limite dans la religion : la religion est l’exégèse du croire. Nous avons coutume de considérer croire comme un appendice, si ce n’est un effet, de la religion. Mais ceci est dû à la substitution de Dieu au croire qu’a produite le monothéisme. En vérité, c’est plutôt l’inverse : la religion est le mors aux dents de croire, sa dilution dans sa conservation, le passage achevé du croire dans la conscience. La religion n’est que le moment où la conscience prétend posséder croire, y compris ce qu’il a d’imprévisible. La religion est le système de croyances qui explique tout ce qui existe, mais à partir du mouvement de croire. Le principe de la religion est d’organiser tout ce qui existe comme une démonstration de maîtrise du croire dans une théorie : voilà le système qui contient tout croire, le croire naissant, le croire mûrissant, le croire achevé, le croire fossilisé, la croyance, les systèmes de croyances ; voilà un système de croyances qui préconise quand et comment pratiquer croire et qui conserve croire comme à la fois révélé et impossible à concevoir, et par conséquent en déduit l’organisation de tout ce qui existe, en théorie. La religion est la théorie du monde à partir du mouvement de croire, par opposition à la philosophie, qui a été la théorie du monde refusant le mouvement de croire.

Mais le malheur des religions, à la fois réceptacles à croyances et monuments à l’achèvement du croire, est que croire continue, ne s’achève pas ainsi. Comme la démographie explosant les murailles des villes fortifiées, la pensée, dont croire est la grossesse, ne s’arrête pas aux règles de la conscience. C’est toujours par la cohérence qu’une religion est attaquée. Mais la cohérence elle-même change, n’est pas comprise de la même manière. Dans les derniers livres sacrés, Bible, Coran, la cohérence du fond n’est donnée que par la cohérence du ton. Ce que, depuis, nous mécréants y appelons des incohérences, comme par exemple l’âge prêté à la Terre, n’était jamais mis en doute lorsque la religion de ces textes offrait une proposition de maîtrise du croire à l’humanité, mais admiré comme énigme, analysé comme paradoxe de l’interprétation multiple, et finalement admis comme preuve manifeste de la maîtrise et de la cohérence de l’ensemble. Les objets auxquels les religions obligent à croire ne sont que le revers de ce qu’elles interdisent de croire : en effet, les religions pratiquent une économie du croire, et cette gestion, dont l’équilibre est si compliqué, est leur principale fonction. Et quand elles ne maîtrisent plus croire, parce que le croire de leur temps a dépassé leur conception de croire, elles meurent. Ces polices du croire pratiquent d’ailleurs la prévention : elles n’interdisent pas seulement, elles n’achèvent pas seulement, mais elles sécrètent aussi du croire, séduction particulière de l’esprit qui enfante des sympathies, des conversions, des enthousiasmes, sur laquelle elles ont toujours réussi à jouer. Mais rapidement, devant une prolifération qu’elle ne parviennent plus à contrôler, les religions pratiquent massivement l’avortement du croire. La religion est le croire qui commence à être dépassé. Dans la religion, où croire décroît enfin de l’hospice à la tombe, l’aliénation commence. Le mouvement de l’émotion à la pensée qu’était croire y perd les derniers souvenirs d’émotion, ou les ritualise, les sacralise, et cette aliénation de son essence est l’apparition d’une pensée autre que croire.

3 – Contenu de la religion

Tout système de croyances est d’abord la validation d’une croyance particulière, parce que mise en système, présentée à l’aide de la conscience – ce témoin encore au-dessus du soupçon -, elle s’intègre dans une cohérence. Valider une croyance n’est que perpétuer la part de certitude, prolonger le triomphe de la certitude, qu’elle a atteinte après avoir souffert du doute. Comme la certitude hésitait entre répression ou fuite devant le doute, le système de croyances hésite entre répression de la critique de sa cohérence et fuite dont elle a déjà la connaissance. La répression de la critique est ce qu’on appelle le sectarisme, qui n’est que le violent interdit du doute couvrant tout un système de croyances spécialisé, alors que la fuite est la religion, c’est-à-dire refuser la critique d’un système de croyances spécialisé en fédérant en système absolu tout ce qui est connu. Le sectarisme est une fermeture, une incapacité d’élargir, alors que la religion est, d’abord, une sauvegarde d’un système de croyances en le plaçant au centre d’un système de croyances plus grand. Le passage d’un système de croyances spécialisé à une religion est un refus de critique par noyade du système de croyances critiqué dans un système de croyances qui englobe tout. C’est seulement lorsqu’elle sera acculée à sa propre limite insurpassable, sans fuite possible, contrainte de confronter ses concepts clés de voûte, l’absolu, Dieu, l’infini par exemple, et d’en défendre les contradictions qui se manifestent dans le cours du mouvement de croire qui continue, que la religion se sectarise.

Depuis son commencement, où il était ouverture et sympathie indéterminées, le mouvement de croire n’a cessé d’être une violente lutte, qui l’a porté à se dépasser sans cesse lui-même. La religion, qui consacre le mouvement de croire, est sa négation en ceci qu’elle lui garantit qu’il ne sera pas dépassé. La religion est le moment de croire où croire arrête son mouvement. En ce sens, la religion est la fin de croire. Mais justement, la religion ne peut être la fin de croire qu’en proclamant que ce croire qui est arrivé jusqu’à elle est sans fin. Enfin, dit-elle, croire s’éternise. C’est le triomphe définitif de la certitude, de la volonté, de la conscience. Peu importe duquel il s’agit et quelles formes il peut revêtir, ce croire, le croire de notre religion, ne sera jamais renversé. La prémisse de la religion est finalement atteinte : croire est infini. Toute religion n’est que l’organisation consciente de tout ce qui est connu, y compris ce qui le sera, à partir de la garantie effective que croire survit à son mouvement, qui est fini ; mais croire lui-même est infini. Bien davantage, croire est l’infini même, toute forme connue d’infini n’est qu’une déclinaison de croire. La vérification théorique de ce mouvement, son stade suprême, est la religion, qui n’est que la soumission apparente de croire à la conscience, mais en réalité la proposition théorique de soumettre la conscience à croire. Le dernier mot, celui qui ouvre l’infini, c’est croire.

La religion, qui apparaît comme le système de croyances qui englobe tous les autres, et par conséquent comme une théorie du croire, est en effet une théorie de l’infini, c’est-à-dire une prise de position violente sur le monde, stipulant que le mouvement de croire n’a pas de fin, de dépassement, que ce qui est cru est inattaquable, qu’il ne faut donc pas que le monde cherche son dépassement, sa fin, mais au contraire qu’il confirme à l’infini ce qui est là. Tout ce qu’on appelle « pensée dominante » ne s’est établi qu’à partir de cette certitude affirmée. Croire aboutit à croire à l’infini. Et la religion n’est que ce moment de croire qui stipule, en système cohérent universel, l’infini de croire. L’infini n’est rien d’autre que le croire véritable.

Cependant, si croire est un mouvement réel, qui achève pour de bon, il n’y a aucune réalité dans l’infini qui, par définition, n’achève rien. L’infini n’est que l’affirmation volontariste de la conservation d’une certitude, la projection affirmée du croire, sa suspension qui la préserve, en théorie, de l’épreuve de la réalité, mais non, évidemment, le croire lui-même. La religion a ainsi pour fonction centrale d’être le moyen terme entre croire et l’infini. La limite de la religion tient dans ce qu’elle est condamnée à nier que croire peut avoir une fin réelle. La religion s’affirme donc comme le passage, dans le cours de son mouvement, de croire à l’infini. En tant que moment du croire, la religion est une organisation d’humains pour vérifier en théorie le passage du croire à l’infini. C’est seulement la critique, par des mécréants, des briseurs de jeu, de l’infini stipulé par la religion, qui démasque cette organisation, clergé ou Eglise ou communauté des pratiquants des rites, comme conservatrice, de mauvaise foi, comme sectaire.

Car le croire réel continue après avoir été éternisé. D’innombrables croire naissent à chaque instant, se confrontent à ceux qui les ont précédés, disparaissent ou s’affirment, deviennent à leur tour systèmes de croyances puis aboutissent à la critique de la religion dominante, qui n’a plus de solutions de repli, sauf le sectarisme, la réforme ou la scission, mais qui ne sont que des expédients sursitaires.

4 – Religion et religions

La religion est donc le système de la maîtrise du croire qui sacralise le croire en l’étendant à l’infini. Elle est alors la tentative du passage de croire dans concevoir. Cette définition de la religion se vérifie ainsi, dans la théorie : d’une part elle est un moment du mouvement de croire, mais moment particulier et unique, puisqu’il se veut croire maîtrisé, résolu ; d’autre part, au nom de ce croire maîtrisé, la religion est théorie consciente, révélée, communiquée, explicite (écrite, qui fait loi), de tout ce qui est. Et en tant que théorie, la religion a deux exigences ou prétentions qui seules la valident : d’abord connaître l’essence de toute chose, ou tout au moins être en mesure d’attribuer l’essence de chaque chose connaissable ; ensuite se communiquer au-delà de ses théoriciens et au-delà de son être-là historique, c’est-à-dire au-delà du ici et au-delà du maintenant. La religion est une théorie qui prétend transcender l’histoire, c’est-à-dire l’humanité. Enfin, la religion est une organisation d’humains autour de cette théorie, non pour la vérifier pratiquement, mais pour empêcher sa vérification pratique, la tentative de sa réalisation. La réalité sociale de la religion révèle son conservatisme profond : en tant que groupe d’individus humains, lettrés, clergé, enseignants, la religion est essentiellement la police de la pensée dominante d’une époque.

L’un des meilleurs indicateurs de l’explosion de l’aliénation, ici et maintenant, est la prétendue multiplication des religions. Ce n’est que la méconnaissance et l’occultation de croire, la perte de croire dans la religion en général qui a, au contraire, produit une inflation de systèmes de croyances, non achevés, qui se sont autoproclamés religions. Or le concept même de religion, c’est-à-dire de système de croyances cohérent et universel, ou maîtrise prétendue du croire, exclut la pluralité. Aucune religion n’en tolère une autre. A ce propos, il ne faut pas confondre le principe moral de tolérance de certaines religions avec la coexistence des religions : là où le christianisme était la religion dominante, par exemple, les chrétiens ne toléraient toutes les autres religions que pour ce qu’elles avaient de compatible avec le christianisme ; mais tout ce qui s’oppose aux mœurs, à la morale et à la suprématie chrétienne y était violemment discriminé. Et une religion qui s’afficherait radicalement intolérante ferait renoncer le christianisme à son propre et hypocrite principe moral de tolérance. Il s’agit donc seulement pour chaque religion d’admettre les autres, non en tant que maîtrise réalisée du croire qu’elle prétend être seule, mais en tant que tentative avortée de cette maîtrise, en tant que simple système de croyances spécialisé, si ce n’est pas, comme pour les religions dites primitives, en tant qu’ambiance. De sorte que la pluralité affirmée des religions n’est au contraire que la mise au pilori par celle qui domine de toutes les autres comme systèmes de croyances insuffisants, pittoresques ou anecdotiques, mais assurément sans danger pour la religion dominante. Les religions tolérées en cohabitation de celle qui domine sont toujours celles qui sont dépassées et que la religion dominante exhibe pour que soient fêtées sa propre jeunesse et vigueur, sa mansuétude et sa supériorité.

La religion, jusqu’à présent, s’est toujours manifestée dans et par la guerre. Dans le passé, une religion dominante s’est toujours arrêtée à la frontière, tenue par les armes, d’un autre système de croyances universel dominant. Si bien que lorsque des religions dominantes ont coexisté ce n’était pas en vertu de leur tolérance, ou de leur complémentarité théorique reconnue réciproquement, mais en raison de la limite pratique de l’organisation sociale qui avait la charge de cette religion, d’étendre sa domination.

De sorte que ce qu’on appelle aujourd’hui pluralité des religions est plutôt son contraire : les religions éparses, ces systèmes de croyances dominants, et qui avaient réponse à tout, ne sont plus que des restes, parfois enjolivés comme le catholicisme papamobile, parfois rénovés hâtivement comme l’islam iranien, parfois réchauffés en désespoir de cause comme le bouddhisme zen, ou jouant un rôle spécialisé dans l’idéologie dominante, dans la vraie religion dominante, comme la religion juive. Mais elles ont perdu l’essence de la religion, qui est d’être le système de pensée cohérent qui a réponse à tout. Et la raison pour laquelle elles peuvent cohabiter est qu’elles sont dépassées, survivant sur les vestiges de leur grandeur d’antan.

Ce qu’on appelle communément religion aujourd’hui s’est éloigné de ce qu’est un système de croyances achevé. C’est principalement parce que le déclin des religions déistes s’est manifesté dans ce que leur formalisme a pris le dessus sur leur fond, et qu’aujourd’hui on désigne une religion plutôt par ses formes extérieures (rite, style ou ton, clergé, culte, etc.) que par son sens. C’est ensuite l’inversion méthodologique du Dieu unique et du système de croyances (comme il passe pour la cause de croire, le Dieu unique passe logiquement pour la cause du moment particulier de croire qu’est la religion) qui est responsable de ce qu’on sait si mal ce qu’est une religion. D’objet, Dieu, du fait de son altérité absolue dans le monothéisme, est devenu créateur de la religion, son sujet agissant. Cette inversion est du reste reprise dans l’attitude de nombreux athéistes vis-à-vis de la religion déiste : ils ont toujours refusé de comprendre ce qu’est la religion et ce qu’est une religion en se contentant de persifler la forme déiste. Depuis deux siècles, on pense en conséquence que la religion disparaît si disparaît la croyance en Dieu. Mais la tentative de maîtrise de la croyance n’a jamais dépendu d’une croyance particulière, même si cette croyance particulière est véhiculée par un concept aussi étendu, complexe et nodal que Dieu. Ne pas croire en Dieu est ainsi communément compris comme n’avoir pas de religion. L’idée d’une religion athée n’est encore principalement perçue que comme un bon mot.

Un autre effet de l’inflation du concept est son application à des systèmes de croyances spécialisés, par exemple la « religion de l’argent » – qui peut d’ailleurs se dégrader en « religion du billet vert » – ou bien la « religion du football », qui ne sont pas seulement des figures de style, mais à la fois des dévaluations du concept de religion et son extension à divers détails ainsi réévalués. Aux Etats-Unis, d’ailleurs, sous prétexte de « liberté » religieuse, ce sont des débats byzantins pour décider quelle secte sera religion, et quelle religion sera secte. Cette tolérance affichée qui autorise des différences de détail sur tout ce qui est extériorisation d’un culte contribue à profaner et à perdre l’idée centrale de la religion, dans un Etat qui fait prêter serment sur la Bible, et dont la monnaie qui gouverne la communication marchande du monde porte en effigie l’ironique « In God We Trust ». Il va de soi que les sectes américaines, l’argent et le football, même si le croire y est puissant, ne sont pas des systèmes de croyances achevés, ni des théories du monde.

Les athées ont parfois pratiqué cette inflation du concept de religion, justement pour le dévaluer. Ainsi, par exemple, les situationnistes dénoncèrent-ils la pataphysique comme une religion en devenir. La pataphysique n’a jamais été davantage qu’un système de croyances spécialisé, fort proche de la simple ambiance. L’implicite de la critique situationniste était de dire que, malgré une ressemblance avec les idées et pratiques situationnistes, la pataphysique est de l’autre camp. Et si cette dénonciation donne à la pataphysique une touche de sérieux et de gravité que la pataphysique n’aurait sinon assurément jamais atteinte, elle montre aussi à quel point ces athées pensaient en avoir fini avec la religion, qui est donc si peu de chose, à partir du moment où ils avaient renoncé au déisme.

Que ce soit l’Etat américain, défenseur officiel de la religion, ou les situationnistes, pourfendeurs publics de la religion, la démarche est la même : la religion n’est pas grand-chose, du moins pas l’essentiel, parce qu’elle s’est insinuée en des tas de petites choses, et c’est certainement l’Etat américain, qui lui au moins leur ôte toute gravité, qui mine le mieux les religions déistes. Dans tous les cas, depuis l’affaiblissement laïc du christianisme dans les Etats occidentaux à la suite du siècle des Lumières et de la révolution française, la religion n’est plus discutée pour son contenu. Et la compréhension même de ce qu’est la religion s’est arrêtée au premier pas qui consistait à l’observer à partir du doute, et non plus à partir de la certitude qu’elle communiquait.

5 – Le communisme

La dénomination des religions est évidemment fort contestable tant qu’elle est en grande partie laissée à leurs sectateurs, quand ce n’est pas à leurs sectaires. Toutes les religions particulières ne méritent pas ici d’être homologuées. Il suffit de distinguer entre leurs croyances principielles : les plus anciennes religions connues sont polythéistes, et la première grande réforme de la religion est le passage du polythéisme au monothéisme. Dans le polythéisme, des systèmes de croyances différents cohabitent, sont seulement fédérés, leurs contradictions sont tolérées. Dans le monothéisme, les différents systèmes de croyances sont confrontés, emboîtés, et leurs contradictions sont systématiquement éliminées. C’est sous le polythéisme que naît la philosophie, le système de croyances basé sur le rejet du croire, signe clair que la théorie polythéiste du monde, qui est essentiellement une théorie du vécu de croire, ne suffit plus à contenir croire. Et alors que la philosophie, qui apparaît comme une forme de négation du polythéisme, tente de rationaliser ce qui est cru, le monothéisme, qui est la fuite en avant du polythéisme, va resituer croire dans un contexte plus vaste, porter l’origine et la justification de croire en dehors de ce qui est vécu. Dans le monothéisme, Dieu, qui est le nom et l’action de la métahistoire, devient surdimensionné, fin et infini de toute chose, substance même du croire. Le monothéisme est la rupture de l’équilibre naturel et sensible auquel prétendait le polythéisme, le monothéisme est la théorie de la transcendance, parce que croire transcende maintenant le cosmos.

Mais alors que ce Dieu unique est le concept qui permet de constater une explosion du croire, il va devenir aussi le concept qui se retourne contre le monothéisme. Après le zénith du monothéisme, la négation du polythéisme, la philosophie, qui avait disparue, réapparaît, comme négation du monothéisme cette fois. D’autres croire se sont développés, notamment le croire « scientifique », qui exige la vérification, théorique et pratique (vérifications expérimentale et pratique semblent longtemps avoir été confondues). Or, la vérification de Dieu n’est pas possible, pas même sa vérification théorique. Et l’écrasante domination de ce concept ira même, sectarisme fatal, jusqu’à interdire, en certaines circonstances, la vérification théorique. C’est donc sur l’exigence d’une vérification, au moins théorique, qu’un nouveau système de croyances, sans Dieu, se construit.

Déjà parce qu’il est système de croyances universel, le communisme apparaît comme une religion. Le communisme est l’ébauche de la religion athée. Non pas au sens polémique où le reproche a été fait aux staliniens (qui ne sont pas des communistes sauf dans le nom qu’ils se donnent eux-mêmes) à cause de certains rituels, de cultes certains, de leur dogmatisme, bref, d’apparences formelles de la religion monothéiste ; mais le communisme est la première tentative de compréhension d’ensemble du monde qui ne s’arrête plus à une frontière tenue par les armes de la religion voisine : le communisme est la première pensée pour et de l’ensemble de l’humanité qui stipule même qu’elle ne peut trouver sa réalité qu’avec l’ensemble de l’humanité sans exception. Fédérateur de la philosophie, le système de croyances construit sur le refus de croire, et des sciences positives, le système de croyances qui exige la vérification, le communisme est non seulement déterminé par l’abolition du monothéisme mais aussi par la suppression de l’au-delà. Tout y est à portée de l’humanité, surtout le paradis, qui ne dépend plus que de l’action de l’humanité elle-même, et qui devient son projet pratique. La transcendance n’est plus qu’humaine, rien qu’humaine.

Ce système de croyances contient une double vision contradictoire : d’une part l’humanité devenue maîtresse de son destin, donc de son aliénation, est bien davantage le centre de l’Univers que dans le monothéisme où l’humanité a abdiqué à Dieu cette place centrale ; mais d’autre part l’humanité rapetisse au centre de son cadre, la mesure de l’espace autour de l’humanité et du temps antérieur et postérieur explose, la nature et les choses affirment une soudaine et inattendue suprématie. La voûte céleste, qui était la représentation cosmologique du monothéisme, avec Dieu en clé de voûte, a éclaté en une sorte de tunnel infini des deux côtés, ascendant, l’histoire, obscur derrière et éclairé par la félicité de la société sans classes à portée de vue, mais encore hors de notre présent ; le communisme réalisé représentera la partie illuminée du couloir infini, sa seconde moitié. Et c’est justement essentiellement dans cette croyance de l’infini que le communisme, qui prétend être et avoir réponse à tout, est une religion.

Enfin, si le paradis est à portée de vie, car il suffit de le faire, de le vérifier, il reste autant hors d’atteinte que dans le monothéisme parce qu’il reste toujours cette récompense figurée, symbolique et future. D’ailleurs, la fin de ce paradis qui ici est le communisme réalisé n’existe pas dans cette théorie. Comme dans le monothéisme, si entrer dans le paradis est le but des humains, cette entrée est définitive, ce dans quoi on entre est éternel, infini. Le communisme réalisé n’est pas une période de transition vers autre chose, il est la délivrance, il est le croire délivré du doute, de la critique, du dépassement. Mais la vérification pratique du communisme réalisé est tout à fait impossible, parce qu’il faudrait alors convenir des conditions concrètes à partir desquelles on entre dans ce qui est indépassable. Car ce qui est indépassable n’est évidemment pas vérifiable pratiquement, puisque vérifier pratiquement une chose c’est l’achever. Et si on pouvait achever le communisme, ce qui serait intéressant ne serait évidemment plus le communisme, mais ce à quoi il aboutit, ce qui le dépasse. En déplaçant le paradis de là où l’on ne témoigne pas à là où l’on témoignera, le communisme a effectué son acte de foi caractéristique. Pour le fonder, le communisme a déplacé le mythe central de l’humanité, la mort, comme passage obligé au paradis, vers le besoin alimentaire qui est, d’une manière à la fois figurée et triviale, l’antidote à la mort. Le mythe religieux essentiel dans le communisme est le besoin alimentaire.

Car la grande nouveauté du communisme comme théorie est évidemment son analyse de l’humanité existante. Ce n’est plus le sang qui divise les humains, mais leur position par rapport au travail. Ce n’est plus la reproduction leur activité centrale, mais la production. L’espèce ne garantit plus sa survie d’abord par sa fécondité, mais par sa capacité à se nourrir. Il est plus judicieux, plus utile, de nourrir, d’éviter de mourir, que de compenser les mourants par la multiplication de l’espèce. C’est donc le besoin alimentaire, et non comme dans la Bible le besoin de reproduction, qui divise l’humanité. C’est par ce déplacement de perspective systématique que le communisme est l’expression des croyances de son temps, et c’est parce qu’il donne à l’économie la primauté de ce qui divise les humains qu’il est un système de croyances en contradiction profonde avec le système de croyances monothéiste. C’est en cela qu’il représente l’explosion de pensée naissante de l’époque issue de la révolution française, l’afflux de croire qui nie la religion dominant alors, qui la transcende.

Les limites du communisme semblent historiques. La fondation du système est encore profondément marquée par la religion monothéiste contre laquelle il s’érige en image renversée mais calquée. Ainsi, de nombreux débats, parce qu’ils étaient des débats théologiques, ont été a priori exclus du communisme : ce qu’est l’absolu, par exemple, ou bien tous les vertiges que permet la spéculation spirituelle, ou encore le plaisir de l’émotion, sont niés par le silence, comme s’ils ne continuaient pas d’exister. Les théoriciens du communisme n’ont pas compris que la religion déiste encadrait seulement certains concepts, tentait de leur apporter sa cohérence, mais ont cru que ces concepts étaient des attributs du déisme et qu’il fallait donc les ignorer ; par là l’universalité du communisme s’avère n’être qu’apparente. Ainsi, dans le communisme, la conceptualisation de croire reste superficielle, ne va pas au-delà de la critique du croire en Dieu. Comme tout rejet athée du déisme, le communisme ne critique pas croire, mais une croyance particulière, Dieu, et dégrade croire en vulgaire outil de propagande au service de cette croyance. Les théoriciens du communisme n’ont pas compris que Dieu n’était au contraire qu’une croyance particulière au service d’un système de pensée universel dont le but est de contenir tout le croire ; ainsi, eux-mêmes n’ont tenté que de donner une cohérence au croire qu’ils voyaient bien déborder le déisme. Mais c’est surtout par rapport à la finalité que le communisme est une vraie religion, et même une religion à l’ancienne : le refus de borner croire, même en prétendant nier croire, c’est croire à l’infini. Et comme le dépassement des religions est toujours venu d’un croire qu’elles ne contenaient plus, la position anticroyante affichée par le communisme n’a pas pu tenir lieu longtemps de croyance dominante. De la sorte, le communisme n’a pas été le représentant convaincant du croire de son temps, mais le représentant du seul croire qui ne se reconnaissait plus dans le monothéisme. C’est en cela que le communisme est un cas limite de religion. Il serait plutôt, comme le socialisme pour le communisme, une transition vers une religion aboutie.

6 – Economie

L’économie est un système de croyances universel : tout dans le monde y est, non politique, mais économique. L’économie est une théorie de tout ce qui existe, et par conséquent avant tout une colonisation du croire.

Le moment du croire par lequel l’économie colonise croire est le moment où croire devient système de croyances et communication : la confiance. L’échange, le commerce, la transformation des choses en argent, toute l’activité marchande, n’est d’abord, dans le mouvement du croire, que l’instrumentalisation de la confiance, de croire en l’autre, de recevoir le système de croyances d’autrui. L’économie, qui est la théorie issue de cette activité, est une théorie du monde basée sur la domestication de la confiance.

Dans l’économie, la confiance des amis, qui était sans garantie, et la confiance en Dieu, qui était sans retour, sont dépassées. L’expérience spécifique qu’est le commerce a imposé de garantir une confiance nécessairement réciproque, de lui construire des règles du jeu, dont la garantie est policière, quitte donc à en perdre le jeu. Si la confiance est ainsi désacralisée (elle perd la mystique du don), elle se borne aussi, elle s’utilitarise. L’économie est le système de croyances où la confiance est amenée à la raison. Cette maîtrise de ce moment essentiel du croire qui implique le croire en l’autre, même au prix de sa réduction, ce moment où il y a présomption d’aliénation, passage d’une pensée dans l’autre, est ce qui donne à l’économie son indiscutable crédibilité. La prise du pouvoir des marchands et des commerçants ne s’est pas faite autrement qu’en ramenant tout croire dans la confiance et en maîtrisant ainsi beaucoup mieux la totalité du croire que le monothéisme.

A ma connaissance, Jean-Pierre Voyer a été le premier à critiquer l’économie. Il a eu raison de signaler que l’économie n’avait aucune réalité dans le monde, c’est-à-dire qu’il n’y a absolument rien de réel dans le monde qui puisse être appelé « économie ». Cela est vrai, cependant, de toute religion, et de toute théorie du monde. Ce n’est pas une critique de la religion de dire qu’elle n’a pas de réalité, c’est une partie de sa définition. Par la suite, Voyer a prouvé qu’il luttait contre l’économie comme les athéistes postjacobins luttaient contre Dieu, lorsqu’il a fini par affirmer que l’économie est une superstition, que « Le mot économie a remplacé le mot Dieu », Dieu étant pour Voyer une superstition. C’est évidemment pour qu’on méprise l’économie qu’il la rabaisse ainsi : ce n’est même pas une religion ! Mais les superstitions sont de simples croyances, très peu d’entre elles constituent des ambiances, et aucune n’est un système de croyances universel. La critique de Voyer n’est donc pas vraiment une critique de l’économie, mais une colère, puis un dépit contre l’utilitarisme de l’économie. Or l’économie n’est pas seulement un concept basé sur une croyance, l’économie est un système de croyances, une tentative de maîtriser croire de manière cohérente. Et si, comme toute religion, l’économie n’a pas de réalité dans le monde, elle a une existence dans la théorie, avec toutes les conséquences pratiques, réelles, que cela implique dans une société aussi croyante que la nôtre.

L’économie est donc la théorie des marchands, des commerçants, des maires de palais et des valets, née du croire particulier qui déterminait leur travail. Pas plus qu’une religion déiste l’économie n’est une fiction, mais elle n’est pas davantage qu’une théorie particulière sur le monde, une tentative particulière de maîtrise du croire. Il participe du même mouvement dans l’histoire que cette théorie soit devenue dominante : d’un côté, les valets ont recueilli le pouvoir ; de l’autre, les théories passées, les religions déistes, étaient dépassées par ces explosions d’aliénation qui ont brisé les cadres traditionnels du croire, ce qui avait justement obligé les anciens maîtres de nos valets d’aujourd’hui à abdiquer, fuir ou se dissoudre.

C’est d’abord dans croire même que l’économie est un dépassement du croire monothéiste : la réciprocité de la confiance y est non seulement possible, mais exigée. Si dans le monothéisme la confiance n’était que sacrifice, don, jusqu’à la renonciation à son propre système de croyances pour renforcer celui qui unit, dans l’économie la confiance est égalitaire, réciproque, partagée et toujours mesurable, si bien qu’on peut quantifier cette égalité, et la rendre absolue. Je te donne pour 1,99 $ de marchandises, tu me donnes 1,99 $. C’est d’abord une confiance entre humains, et entre humains seulement. Et c’est une confiance qui n’a plus besoin de faire sa propre expérience, c’est une confiance vérifiée : nous savons tous deux, moi qui les prends, toi qui les donnes, que ces 1,99 $ sont garantis par l’ensemble du système, si bien qu’on peut dire que cette confiance est vérifiée, même pas par moi ou toi, mais à l’avance, en anticipation de l’opération. Point de trahison possible : alors que dans le monothéisme, la confiance n’était pas même vérifiable, dans l’économie, non seulement elle est vérifiable, mais vérifiée. C’est pourquoi sous le règne de l’économie l’amitié disparaît, et tant pis, et tant mieux. Une autre grande différence apparaît entre les religions monothéistes et l’économie : alors que pour la confiance en Dieu il fallait souvent recourir à la menace, excommunication ou Inquisition, et les maîtres de ces religions-là n’étaient jamais à l’abri de la défection de tel ou tel individu, dans l’économie c’est la confiance dans l’ensemble du système qui est la garantie de ma confiance en toi, et c’est ma confiance en toi qui est la garantie de l’ensemble du système. La défection y est donc beaucoup plus difficile. Jean-Pierre Voyer, tout comme moi, quoique opposés à cette religion, pratiquons cette confiance imposée par la confiance, et dont l’économie est la théorie du monde.

Les débats théologiques des économistes sont donc des débats sur la maîtrise de la confiance. Faut-il maîtriser davantage la confiance, c’est-à-dire l’encercler encore davantage dans des règles, ce qui viendrait à diminuer la confiance, ou faut-il se suffire de la maîtrise déjà atteinte, mais qui laisse une marge appréciable à la tricherie (la tricherie est l’escroquerie ou la corruption, qui sont les formes économiques de trahison de la confiance), qui est également une menace pour la confiance ? De l’application de ces différends ésotériques naissent parfois des paradoxes fascinants : ainsi, le stalinisme par exemple a permis de faire l’expérience que la maîtrise absolue de la confiance engendrait l’absence absolue de confiance ; mais l’absence de maîtrise absolue sur la confiance engendre parfois une confiance absolue, dont les conséquences négatives peuvent aller jusqu’au déni de confiance dans l’économie même, comme on a pu joyeusement le vérifier en Albanie, par exemple, où après la chute du stalinisme le plus absolu, l’abus de confiance généralisé s’est manifesté sous la forme de l’arnaque des prêts pyramidaux (escroquerie, tricherie, mais soutenue par la police), dont l’effondrement n’a pas seulement renversé un gouvernement, mais l’Etat, garant de la confiance, puisque le garant de la confiance, dans une société où domine l’économie, est la police.

La fin d’une religion commence par le fait de la voir en entier. Ainsi, les communistes voyaient le monothéisme en bloc, et le critiquaient en tant que tel. De même, les gestionnaires de notre monde ont vu le communisme en bloc, et ont pu montrer que, du point de vue de l’économie, le communisme avait de grandes contradictions. La gestion de la confiance, notamment, n’y donnait pas confiance en la gestion. Si le communisme reconnaissait l’économie comme système de croyances universel de la société, c’était selon des principes non spécifiquement économistes, mais moraux qu’il voulait fonder son paradis. Le communisme, en effet, avait importé à la fois des « valeurs » morales monothéistes et un rejet absolu de l’irrationnel. Sans même souligner la contradiction entre ces deux tendances, ce double volontarisme ne répondait pas à l’explosion du croire, qui est le mouvement de l’émotion devenant conscience. L’exigence morale et rationnelle du communisme ne prend pas en compte l’irruption de l’esprit, fondamentalement indifférente à la morale, et dont l’irrationnel est la richesse même. L’économie, parce qu’elle régule la confiance, n’est pas non plus exempte de morale et de rationalité. Mais ce sont là des variables de cette théorie et non des piliers ; et comme dans un monde où la pensée explose ce sont également des variables, l’économie répond beaucoup mieux aux questions que pose ce monde que le communisme, qui n’a donc essentiellement valu que comme ébauche de la grande religion athée que l’économie est finalement devenue.

L’horizon, la préoccupation, les intérêts quotidiens et utilitaristes des valets sont devenus le principe de l’économie. Il s’agit de la primauté absolue et indiscutée du besoin alimentaire sur tout autre besoin, ou tout autre but. Cette primauté est une vraie croyance de valets devenue système de croyances par l’organisation et la maîtrise de la confiance. Il est en effet tout à fait arbitraire que le besoin alimentaire prime des besoins tout aussi essentiels à l’individu et au genre, comme le besoin de respirer ou le besoin sexuel ; et des buts, qui ne sont pas des besoins, mais qui sont la détermination de l’humanité, comme sa propre fin. La domination de la religion économiste est aujourd’hui telle que l’organisation sociale qu’elle préconise, autour du besoin alimentaire, est devenue implicite pour l’écrasante majorité des contemporains. C’est ce qui rend si difficile de concevoir que le dogme du besoin alimentaire comme essence de l’humanité n’a eu pour origine que les préoccupations immédiates des valets, au moment où la religion économiste est née. Il ne faut pas pour autant penser que c’est là son essence : au contraire, l’économie est fort capable de se réformer autour d’un autre dogme, même si cette supposition paraît aujourd’hui, où le dogme du besoin alimentaire est universellement cru, tout à fait insensée. Et par la domination de ce dogme, aussi bien partagé que la maîtrise de la confiance par les gestionnaires, on peut voir que l’économie commence seulement à être perçue comme un bloc. Contrairement aux religions sur le déclin, elle ne se crispe pas lorsque le croire la dépasse mais, souple, récupère et intègre.

Parce qu’elle est jeune et vaste, l’économie, la religion athée, est encore assez peu dogmatique. Ses règles comportementales ne sont pas fixées, des contraires y sont admis. Elle n’a pas encore cristallisé une caste sacerdotale, et les quelques groupes qui sont en constitution pour devenir cette division de la société sont encore en concurrence, qui est justement l’un des principes devenus obligatoires de l’économie en réfutation du communisme. De même, ses rituels et ses lieux de culte (la Bourse est à la fois le rituel et le lieu de culte le plus connu) sont encore rares et marginaux. La morale de l’économie, même si elle a tour à tour colonisé, démantelé et rénové le puritanisme, reste encore très ouverte à l’interprétation. Cependant, par l’augmentation massive de la délinquance chez les pauvres et de la corruption chez les gestionnaires, un décalage commence à se faire jour entre les lois de cette morale et l’adhésion des individus. La première fissure d’une religion est souvent ce décalage entre la loi, qui est l’émanation de la croyance commune, et les tentatives de la tourner, qui indiquent combien elle est devenue une coercition inadaptée. Ici, la confiance commence à être prise en défaut de manière massive, et le manque de confiance est le diable de l’économie.

Un autre signe extérieur, à part rites, culte, morale, divinité, qui n’a jamais manqué de caractériser une religion fait défaut à l’économie : elle n’a pas de livre fondateur, elle n’a pas de texte sacré (même ‘le Capital’ ne peut pas être élevé à ce rang), elle n’a pas de théorie autre que diffuse. Mais c’est en ceci qu’elle est le dépassement du monothéisme : elle profane le sacré passé, sacralise le profane. Le quotidien, le travail, la valeur et l’échange, la communication, la confiance sont consacrés. L’économie n’a pas une théorie, parce qu’elle est une théorie en entier. Ce qu’on appelle les « théories économiques », concurrentes bien entendu, ne sont même pas à l’économie ce que sont les différents monothéismes au monothéisme, mais simplement des propositions pour résoudre pratiquement tel ou tel problème de gestion.

Si la domination de l’économie sur la pensée de notre temps est peu discutée chez les gueux, c’est pourtant chez eux seuls qu’elle l’est. En effet, « l’entreprise » et l’Université, les deux grandes filières de la recherche, donc de la pensée construite sur la connaissance, sont entièrement dominées par la religion des gestionnaires. C’est peu étonnant pour l’entreprise, qui est l’organisation même de la pratique des gestionnaires, et qui n’a acquis cette qualité de propriétaire de la recherche sur le savoir humain que depuis l’avènement de l’économie comme religion dominante. L’entreprise est à l’économie, en ce qui concerne le contrôle et l’usage du savoir, ce que le parti était au communisme, ou l’Eglise au christianisme. Il est à peine plus surprenant d’avoir vu l’Université passer, en maugréant, avec armes et bagages, du monothéisme dont elle était la tribune, à l’économie dont elle se voudrait la conscience, non sans avoir, en route, couché plus ou moins en secret dans les alcôves du communisme. Tous les systèmes de croyances spécialisés, qui y reçoivent encore leur baptême, leur cooptation et leur certificat de validité universelle, de la pseudo-« histoire » aux mathématiques, en passant par la chimie, la psychologie et la physique, se sont maintenant entièrement alignés sur le dogme dominant de l’économie, qui fait de la survie l’essence et de la vie la station-service. La biologie, par exemple, n’est presque qu’un calcul de la meilleure survie possible, une description générale de la rentabilité au niveau microscopique. Plus un système de croyances est récent, plus la logique économiste s’y installe facilement. Les comportementalistes, autre exemple, vont travailler à des « stratégies » de séduction, néodarwinistes, dominées par la rationalité de l’efficience, bref, ils tentent de construire une sorte d’économie de la séduction. Il est intéressant de constater que les pauvres dans leur ensemble ne suivent pas encore ces « stratégies » propagandistes, parce qu’ils se fient encore à leurs propres croire, nés d’ambiance qu’ils ont créées eux-mêmes. Les gestionnaires, au contraire, qui sont des croyants prosélytes de l’économie, croient profondément dans ces constructions théoriques de la confiance, et il est comique de les voir croire que leurs séductions, par exemple, procéderaient de quelque « stratégie » néodarwinienne bien apprise, alors que ce n’est presque toujours que de leur menace de coercition, coercition dont ces valets ont conservé le monopole à la chute de leurs seigneurs il y a deux siècles.

L’espace de l’économie est identique à la Terre. C’est une caractéristique fondatrice de l’économie comme religion : pour la première fois un système de croyances universel étend effectivement sa domination à l’ensemble des humains, est effectivement planétaire, ne rencontre aucune frontière géographique. Non que tous les humains penseraient que l’essentiel est le besoin alimentaire. Mais, d’une part, il n’existe aucun territoire aujourd’hui sous domination d’individus qui n’en sont pas les gestionnaires, la Somalie et l’Albanie en sont d’intéressants cas limites ; et, d’autre part, les pauvres révoltés, les gueux, s’ils ne sont pas, beaucoup s’en faut, tous économistes, manquent cruellement de théorie, voire de simples arguments antiéconomistes. Sans doute, le monothéisme paraissait avoir achevé cette unification planétaire. Pourtant, les différents monothéismes s’excluaient dans le partage de la Terre, et le communisme, ce précurseur de l’économie, a été la dernière tentative de scission de la religion planétaire, particulièrement lorsque sa caricature staliniste l’a revendiquée territorialement.

Pour l’au-delà de la Terre, il n’y a pas encore d’économie constituée. Ainsi la religion dominante y tolère des ambiances variées et farfelues, comme celles des sciences positives actuelles, comme celles qui mettent en scène des « extraterrestres » (peut-on avoir confiance dans les extraterrestres est un thème récurrent), comme celles qui sont issues d’autres représentations de la science-fiction ou de mystiques plus classiques. La seule question qu’elle formule sur cette extension de l’espace au-delà de l’humanité physique est : y a-t-il là de quoi nourrir notre besoin alimentaire ? Par conséquent, quelles sortes de « matières premières » pouvons-nous y transformer en marchandises ?

Au contraire de l’espace dont ses zélateurs n’ont pas encore eu la nécessité de modifier la perspective, trop occupés à coloniser tout l’espace de la planète, l’économie modifie radicalement notre perception du temps. Elle est d’abord une réécriture systématique du passé selon ses principes : tout le passé est aujourd’hui retravaillé de manière à témoigner en faveur de l’économie, c’est-à-dire en faveur de l’intemporalité de l’économie. Cette démarche, initiée par Marx et Engels, s’est transformée en pas de course sous l’impulsion de toutes les « sciences humaines » qui jettent un regard sur le passé. Le passé de l’humanité n’est plus dominé que par des choix économiques. Le passé, étendu bien au-delà de la datation bornée des livres sacrés n’est que luttes de classes pour s’emparer des moyens de production, n’est qu’un catalogue raccourci et imagé des luttes pour la survie et rien d’autre. Que des guerres, des exodes, des débats aient eu lieu par honneur, par goût du jeu, par plaisir, ou pour finir une contradiction est attribué à une erreur naïve de nos croyances : dans la réécriture dominante, tous les événements historiques n’ont eu que le profit et l’appropriation de biens comme causes réelles, derrière chaque conflit, chaque amour, chaque accident même, c’est le besoin alimentaire qui tire les ficelles.

Le mode particulier de conquête de l’économie est la colonisation, cette confiscation par l’exemple, et par le travail, de toute pensée consciente à sa portée. La colonisation du passé est ainsi la même logique que la colonisation de l’espace et des consciences. Ce missionnarisme extrême contraint non seulement à participer au rite mais à tous les aspects de la religion : sa morale, son système de communication, et son activité fétiche : le travail. Transformer toute chose en marchandise, toute pensée en pensée de l’échange marchand, se griser de la circulation sans bornes des marchandises, communiquer apparemment à l’infini sur ces processus décrits minutieusement dès la théorie communiste, voilà les plaisirs et ferveurs des missionnaires de l’économie.

Par la glorification du travail qui lui est inhérente, l’économie donne l’impression d’avoir colonisé l’activité générique humaine, le jeu, et de prétendre parvenir aux buts du jeu par le travail. De même, dans la glorification de la raison, l’économie est la tentative de coloniser la passion, la prétention à son appropriation, la prétention de parvenir aux buts de la passion par la raison. Enfin, par la glorification de l’argent, l’économie colonise la communication, est la prétention d’atteindre aux buts de la communication par l’argent.

L’argent n’est pas seulement le moyen de communication de l’économie, il y devient le but de la communication. C’est-à-dire que l’argent y est toujours cru infini et éternel. C’est dans cet infini-là, dans cette éternité-là qu’est rejeté le but de la communication, ce qui permet aussi bien de croire que la communication n’a pas de but. C’est dans cet infini-là, dans cette éternité-là, que se situe le conservatisme profond de l’économie, la limite de son système de croyances. C’est d’ailleurs par cet infini-là et cette éternité-là que l’argent ressemble au Dieu du monothéisme, c’est-à-dire une clé de voûte de l’ensemble du paradigme.

C’est dans la colonisation de l’avenir que l’économie se montre la plus prenante des religions, fait preuve de toute sa jeunesse. Si le déisme entretient des au-delà improbables et invérifiables, si le communisme ne fait que rapprocher l’au-delà à l’issue d’une épreuve, le socialisme ou la révolution communiste, qui contient elle-même ses propres dispositifs d’éternisation, l’économie présente son propre futur immédiat comme un paradis encore plus proche. Mais d’un côté l’économie décrit aussi peu que possible ce futur, et de l’autre elle l’intègre déjà dans le présent, déjà comme une colonie. Après avoir transformé le passé en flatterie du présent, l’économie présente le futur comme claque du présent : dans l’économie, seul le présent est réellement présent. Le futur n’est qu’un outil du présent qui transforme le présent en éternité. D’infiniment petit, le présent ne passe plus, il est infiniment grand ; à l’inverse le futur, d’infiniment grand, est devenu commensurable.

C’est que, pour la première fois, l’avenir est déjà partiellement vécu. Déjà anticipé par le communisme, il est maintenant colonisé. L’exploitation, comme garantie de richesse économique, comme garantie de vérité économique, a déjà commencé à ratisser l’avenir. Ce ne sont pas seulement quelques Etats du « tiers-monde » ou quelques particuliers imprévoyants qui vivent à crédit, c’est le monde entier qui a emprunté massivement sur son avenir. Pour la première fois, l’ensemble des humains naît avec une dette ; non pas envers la sagesse de ses géniteurs, mais envers leur irresponsabilité, leur crédulité.

Le crédit est la prodigieuse extension du croire qu’institue la religion qu’est l’économie. L’imbécile Baudrillard, qui s’horrifie des 20 000 dollars par seconde que la dette publique américaine gagne sur un affichage pour gourdes de son espèce à Times Square, l’exprime sans le savoir : « Il n’y a pas d’échéance probable de la dette, et c’est ce qui fait sa valeur inestimable. Car telle qu’elle demeure ainsi suspendue, elle est notre seule assurance sur le temps. » Voilà un subtil renversement : c’est l’infini de la dette, du crédit, qui nous garantit l’infini du temps, alors que bien évidemment, dans le raisonnement courant du crédit, c’est l’inverse. Mais en donnant un contenu à l’infini du temps, on le certifie, on le garantit : « Nous ne vivons que du déséquilibre de la dette, de sa prolifération, de sa promesse d’infini. (…) d’ores et déjà le remboursement de la dette mondiale accumulée excède de loin les fonds disponibles : cela n’a donc plus d’autre sens que de lier tous les humains civilisés dans un même destin à crédit. »

Le système du crédit lie à l’organisation des croyances de l’économie bien mieux que le paradis à n’importe quel déisme. Par l’hypothèque de l’avenir, nous contraignons notre progéniture non seulement à partir avec une hypothèque, mais à rembourser, mais à soutenir cette religion qui sinon va s’effondrer sur nos têtes, apocalypse now. Et, que ce soit pour rembourser ou pour dépenser, qu’est-ce qui va empêcher cette progéniture d’aggraver, c’est-à-dire d’augmenter en qualité et en quantité, ce crédit ? Ce n’est pas de l’absurde, ce n’est qu’une servitude programmée. Le système du crédit, parce qu’il met l’emprunteur en dépendance, est évidemment une police plus efficace, même si elle paraît moins brutale que les Inquisition ou Gestapo du passé, qui ont eu si peu d’emprise sur l’avenir. « (…) et je me souviens que je me disais, vingt fois le jour, à moi-même que la prison d’Etat était le plus sensible de tous les malheurs sans exception. Je ne connaissais pas encore assez celui des dettes », disait un joueur s’il en fut.

Avec ce crédit, nous avons un abus de confiance qui ressemble à s’y méprendre aux pyramides albanaises, sauf qu’il est ici étendu à l’ensemble du genre humain. Même devant l’insolvabilité reconnue, l’observateur Baudrillard positive en abstrayant, après en avoir démonté l’arnaque, cherche encore à justifier le système de croyances, tout comme la plupart des économistes et la plupart des grugés albanais, à deux doigts du krach. Mais que le système du crédit, cet abus de confiance au nom de la religion qui s’est construite sur la maîtrise de la confiance, soit promis à la faillite, est toute la symbolique de la finalité, qui ne saurait être que catastrophique, dans la religion athée.

La première critique de l’économie, celle déjà citée de Jean-Pierre Voyer, a aussitôt permis une ébauche de nouvelle religion, ou plus exactement de mue de l’économie : la communication, qui est le principe du monde, serait aliénée, infinie, et en tant que telle, réalité du monde. La communication a de nombreux atouts religieux : elle est la pratique de la maîtrise de la confiance, elle se pose en tant qu’universelle, elle a toujours été, elle sera toujours, elle est nécessaire à tout, et elle peut être, comme chez Voyer, rejet de l’économie en entier. Les communicants professionnels, principalement les responsables de l’information dominante, sont déjà au milieu de la société économiste, dont ils ne partagent pas forcément les valeurs, et n’attendent qu’une théorie (celle de Voyer, après quelques corrections, peut faire l’affaire) pour en conquérir le sommet. Mais plutôt qu’un renversement de l’économie, la théorie de la « communication totale » en apparaît comme une rénovation. Ses « paradoxes », comme la contradiction insurmontable entre communication aliénée et communication directe, sont encore difficiles à manier, son antiutilitarisme puéril n’est pas encore suffisamment poli, et si son absence de but, hautement proclamée, est un progrès sur le pauvre but affirmé par l’économie (le bien-être), elle laisse cette impression de creux et de vide qui justifie l’économie, parce qu’elle arrive si bien à dissimuler ces creux et ses vides.