Ali et Nation

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La dispute sur les mots continue. Les mots qui désignent les concepts sont fixés hors de ces concepts. Mais les concepts eux-mêmes deviennent. Et le sens des mots ne recouvre plus alors toute la nudité des concepts. Aussi bien, les concepts, dans leur mouvement, dissolvent, détruisent ou retaillent le sens des mots. Devant une telle désagrégation, le mot n’étant que l’apparence rationnelle et articulée du concept, se forment deux tendances contradictoires, souvent chez le même interprète d’un mot : se conformer à son sens courant ou bien restituer son sens originel. Ainsi Huizinga, dans son ‘Homo ludens’, accepte-t-il pour le jeu tout ce qui est communément appelé jeu (à une exception fort puritaine près, il est vrai) ; ainsi Voyer veut-il restituer au prolétariat son sens romain, alors même qu’il revendique pour le prolétaire moderne les conquêtes de la bourgeoisie, comme l’habeas corpus, qui suppriment justement le sens romain du prolétariat. En vérité, le sens des mots suit et freine le mouvement des concepts. Car les concepts eux-mêmes sont le mouvement de ce qu’ils signifient. Les arrêter au mot contient généralement leur mouvement précédent connu, mais le suppose ainsi achevé, et lui dénie le mouvement de division en lui-même qu’est le négatif, et dont le dépassement devient l’unité du concept fini et de ses divisions.  

L’aliénation, en tant que mot en apparence, mais en tant que concept en vérité, a subi ces transformations de manière exemplaire, puisque ces transformations sont elles-mêmes l’aliénation. Ce mouvement de l’aliénation de l’aliénation n’est pas si ancien dans la connaissance humaine que le jeu chez Huizinga ou le prolétariat romain. C’est Rousseau, semble-t-il, qui dans son ‘Contrat social’ a le premier  extrapolé le vieux terme juridique d’aliénation, c’est-à-dire céder une propriété à autrui, vers une généralité plus élevée. Le contrat social lui-même n’est que l’aliénation de la liberté naturelle à une collectivité, par conséquent toujours cession d’une propriété, mais au sens figuré, à autrui. Cette extension considérable du mot n’est là aussi que l’effet de l’extension considérable du concept. Lorsque l’idée du renoncement à une liberté immédiate, en échange d’une liberté indirecte, plus grande, arrive à la conscience, se manifeste la division de la chose en elle-même, et l’abandon de son essence positive est nécessaire, non seulement à Rousseau, mais à l’humanité, mais à la pensée entière. Aussi, l’aliénation devient telle que son concept apparaît. Cela se vérifie dans l’étape qualitative suivante. D’abord l’aliénation se manifeste comme le synonyme de la folie, à savoir le renoncement de la pensée à sa conscience, la cessation de la propriété essentielle de l’humain, mais non plus à autrui, mais tout court, en soi et pour soi, comme disait la philosophie allemande. Et d’autre part cette philosophie, par Hegel, révèle l’aliénation comme la pensée devenant étrangère à son essence, pensée philosophique par exemple. Marx le vérifie aussitôt dans la pratique des choses. A ce moment donc, l’aliénation se scinde pour les consciences entre un sens où elle est assimilée à une maladie ou déficience individuelle, et un sens générique où elle est considérée comme un accident qui arrive à l’ensemble de la pensée, et qui nie la pensée dans les choses, en étant elle-même la pensée des choses. Arrivée à ce stade d’explosion, l’aliénation semble avoir elle-même supprimé la conscience de son mouvement. En effet, depuis cent cinquante ans, l’aliénation est traitée comme si elle avait été découverte une fois pour toutes, quelques déclinaisons partielles de ses définitions fort complexes étant appliquées à tort et à travers à tout ce qui bouge. Mais le mouvement du concept est considéré comme terminé, comme si l’aliénation elle-même avait cessé de se révéler, avait atteint son but.  

Marx, en vérifiant la forme particulière de l’aliénation qu’est la chosification, a paradoxalement beaucoup nui à sa compréhension. Car l’aliénation ne devient pas une chose, c’est plus exactement la pensée aliénée qui peut devenir une chose. Or, si la chosification est la cristallisation d’une pensée en son contraire, en absence de pensée, en fin d’une pensée, il faut d’abord remarquer que les choses ont une pensée, même si elles n’ont pas de conscience, et même si la pensée cristallisée de la chose n’est pas la pensée de la chose ; d’autre part, d’une manière générale, il n’est pas vérifié que la pensée se chosifie en entier, c’est-à-dire que la fin de la pensée serait la chosification générale. En réalité, la chosification est une des formes sous lesquelles apparaît l’aliénation. L’autre inconvénient pour la compréhension du concept de l’aliénation chez Marx est une forme de moralisation, qui certes a été davantage l’œuvre des marxistes que de Marx. Car l’aliénation est considérée comme une sorte d’excrément de ce qui est aliéné, et pas même par des biologistes mais par des parfumeurs. En conséquence, l’aliénation est considérée comme un mal dont même la nécessité n’est plus envisagée.  

C’est donc comme de la merde que le concept a été traité par la génération qui vient de dépasser assez furtivement le zénith supposé de la vie, la génération dite de 68. Cette génération d’ailleurs ne s’est pas penchée par hasard, du haut de son nez pincé, sur ce singulier échappement, mais parce qu’il s’est imposé de son propre mouvement. Les uns s’en sont servis comme projectile contre ceux qui géraient ce monde et dont ils croyaient qu’ils en étaient responsables, les autres l’ont manié à la pincette et au microscope, mais à la manière de ces scientifiques payés par l’Etat, c’est-à-dire dont les efforts servent à vérifier les présupposés, c’est-à-dire ceux dont l’Etat est prêt à financer la vérification. Aussi le débat académique a-t-il suivi deux voies, fort fantaisistes par rapport au concept d’aliénation lui-même : la voie situationniste et la voie marxiste.  

Chez les situationnistes, l’aliénation apparaît comme une sorte de salissure fatale, pour laquelle existe cependant un détergent, ou rédemption, ou médicament. L’aliénation est là le contraire de l’authenticité, de la vérité. Le détergent, ou rédemption, ou médicament, est la désaliénation, qui suit les mêmes chemins que l’aliénation. Malheureusement, comme les chemins de l’aliénation sont toujours supposés évidents, celui qui les ignore est bien embarrassé pour se défaire de la tache, de la faute, du virus. Authenticité ou vérité devraient pouvoir suffire. Pour notre part, nous témoignons ici et maintenant n’avoir encore jamais connu la moindre aliénation en quoi que ce soit qui ait disparu du fait d’une « désaliénation », en suivant les « chemins de l’aliénation ». Aussi réconfortante que paraît une telle invention mécanique, il faut bien reconnaître qu’elle n’a encore jamais été vérifiée en pratique. De sorte que la « désaliénation » semble elle-même une des apparences, sans conséquence plus grave il est vrai que les illusions d’une fraction d’une génération, de l’aliénation elle-même. Contrairement à ce qu’ils ont eux-mêmes pensé, les situationnistes n’ont pas combattu l’aliénation, mais le monde où l’aliénation est une véritable tempête, et chaque fois qu’ils se sont arrêtés devant ce concept magique, c’est comme Don Quichotte devant ses célèbres moulins.  

Pour le reste du monde, la discussion sur l’aliénation s’est contentée d’approfondir des variantes sur le sol solide et alors pieusement labouré de ce que Marx avait laissé. Aussi, toutes sortes de choses, de gens et d’activités, comme la télévision, les ouvriers ou le travail, furent déclarés aliénés. Car, que l’aliénation était un moment de la pensée avait échappé à tous ces penseurs, qui d’ailleurs se sentaient contraints de déprécier la pensée, de peur que leur pensée ne soit taxée de « pure » pensée (la « pure » pensée est une invention tout aussi farfelue que la « désaliénation »), ce qui aurait signifié au moins leur exclusion du mouvement progressiste ou révolutionnaire, comme ils appelaient alors le drapeau de leurs carrières. Il y eut en outre parmi les services de police spéciale que composent les psychologues, psychiatres, psychanalystes quelque obscur crêpage de chignons qui aboutit au remplacement du terme « aliéné » par « malade mental ». Le mouvement de révolte vaincu, alors, qui avait mis en exergue l’aliénation en tant que question, fut également vaincu sur ce point, le débat officiel subséquent servant essentiellement à supprimer l’exergue. La vague de révolte de 1968 s’était élevée, historiquement, jusqu’à prendre pour objet le concept d’aliénation. Ses fossoyeurs, par faiblesse comme les situationnistes ou par hostilité arriviste comme les sociologues, historiens, philosophes, journalistes ou policiers, l’ont arrêté au mot.  

Depuis, il ne s’est trouvé personne d’assez fou pour faire un état de l’aliénation ; comme il ne s’est encore jamais rencontré quelqu’un d’assez sot pour ne serait-ce qu’esquisser ce que pourrait être un monde sans aliénation ; ni même d’assez pervers pour supputer qu’un monde sans aliénation ait ou non existé. 
 

 

 

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Tant que la matière est divisible à l’infini, tant qu’il est impossible de déterminer un élément indivisible commun à tout ce qui est, tant que les divisions de l’atome sont elles-mêmes divisibles, la matière n’est pas réalisée. La matière, qui est l’idée d’une substance – qui reste substance quelles que soient ses modifications –, n’existe qu’en tant qu’idée. Diviser le monde en matières, diviser ce qui est entre ce qui est matériel et ce qui ne l’est pas, n’est rien d’autre qu’une pensée. La seule substance existante est la pensée.  

Il convient ici d’effectuer un renversement par rapport à l’idéologie dominant depuis deux cents ans : la matière est une pensée, et non la pensée une matière. Il s’agit donc ici en premier lieu de déterminer ce qu’est la matière si elle n’est pas la substance indivisible universelle. La matière est un état de la pensée, la matière est de la pensée sous la forme particulière qui permet de la diviser en atomes et de diviser ces atomes. La matière est précisément l’état de la pensée qui ne pense pas. La matière est à la fois cette forme de pensée incapable de se prendre pour objet, et l’opacité qui dissimule sa propre origine : la matière est la pensée hostile à la pensée, en apparence. Certes, la matière véhicule de la pensée par l’opération même de la figer dans une représentation matérielle. Mais véhiculer de la pensée, même si ça l’use, l’altère ou l’aliène, ne la produit pas. Ce qui produit de la pensée ? De fortes présomptions pèsent sur le cerveau. Mais ce ne sont là que des présomptions : l’ordinateur lui aussi semble produire de la pensée, alors qu’en réalité il se contente de la véhiculer. Tout porte à penser que ce qui produit la pensée est encore à réaliser.  

Pour admettre que ce point de vue n’est ni religieux ni autrement pataphysique, il faut se rappeler que le seul point de vue qui guide cette théorie est : tout a une fin. Ce qui n’interdit pas, au contraire, d’admettre que certaines formes de la pensée, par exemple celles qui correspondent à son état matériel, sont à la fois très complexes et fort durables. Le cerveau humain, par exemple, apparaît comme une construction éminemment compliquée puisque, outre ses déterminations « matérielles », qui sont toutes cependant pensées, il est censé contenir non seulement toutes les déterminations vérifiées de la pensée, mais aussi toutes ses déterminations possibles. Les découvertes « scientifiques » ne sont ainsi jamais que des divisions de matières particulières qui soit infirment soit confirment la cohérence des divisions précédentes. En ce sens, il est vrai que « rien n’est vrai, tout est permis ». Les matérialistes considèrent la pensée comme hors de la matière, quoiqu’elle serait une conséquence du mouvement particulier de la matière. La contradiction de cette conception, absolue aujourd’hui, est la suivante : d’un côté, la pensée est partie intégrante de la matière, sans être une matière elle-même ; c’est ce qui permet d’être matérialiste et de croire en Dieu. De l’autre côté, puisqu’elle est hors de la matière, et même exclue de la matière, et puisque tout est matière, la pensée, donc, n’est rien ; c’est ce qu’exprime le pléonasme « pure pensée », où l’adjectif, destiné à renforcer la nullité de la pensée, laisse au contraire supposer que celle-ci, non pure, échapperait donc à cette nullité. Nous sommes bien incapables ici de dire ce que serait cette pensée non pure. Mais la connaissance, la science même sont des pensées qui modifient le monde, de graves accidents de l’existence. La pensée ne bouge pas les choses comme dans la télépathie, par exemple, car la télépathie suppose le monde matériel et cherche à prouver la matérialité de la pensée, mais elle bouge les choses parce que les choses sont elles-mêmes de la pensée. Les divisions crues intangibles parce que matérielles, mon corps et le tien par exemple, ne sont intangibles que parce que pensées intangibles ; et non pas pensées par une seule tête, mais par l’ensemble des têtes. Le vieil argument positiviste du matérialisme, l’évidence de la matière parce qu’elle dure au-delà de ma conscience, ne résiste plus dès qu’il existe une pensée, même façonnée par la conscience, mais au-delà de la conscience ; et non pas pensée par une seule tête, mais par l’ensemble des têtes. Bolzano, dans ‘les Paradoxes de l’infini’, construit une partie de sa preuve théorique de l’infini sur le fait que les corps liquides et solides réagissent les uns sur les autres, même en l’absence de tout être pensant. C’est déjà une conséquence de cette présupposition que d’associer la pensée à un « être pensant », puisqu’elle peut être simplement véhiculée par un être non pensant, un étudiant par exemple. Mais, outre que l’assertion est tout aussi invérifiable que l’infini (car si l’on supprimait tout « être pensant » comment pourrait-on savoir si les liquides ou les solides réagissent encore les uns aux autres ?), elle présuppose l’individualité de la pensée, c’est-à-dire que la pensée serait une propriété de l’individu et non l’individu une propriété de la pensée. En d’autres termes : ce n’est pas parce que je pense le Soleil que le Soleil s’arrêtera d’exister si j’arrête de penser ; mais le Soleil s’arrêtera d’exister si toute pensée s’arrête. Quant à l’inverse, qu’il serait plaisant de vérifier, il est fort peu probable que si la pensée particulière qu’est le Soleil s’arrête, dans sa matérialité, toute pensée s’arrête. La pensée – soit signalé ici – n’est pas ce que l’on croit.  

La pensée n’est pas une substance au sens de Spinoza, ou au sens matérialiste. La pensée est la substance, en tant qu’unité de toute chose, car même ce qui n’est pas pensé peut être pensé comme non-pensé, et en tant que négativité, mouvement intrinsèque de toute chose. Il ne faut donc pas confondre, comme le véhicule le sens commun actuel, substance et réalité. La réalité est, en quelque sorte, la fin du mouvement d’une substance, qu’elle se dissolve ou se transforme violemment sous la détermination particulière de son mouvement qu’est la fin de ce mouvement, ou qu’elle se fige, qu’elle s’interrompe, que la fin de ce mouvement ne soit que sa discontinuité, une parenthèse. La dialectique de la substance et de la réalité, comme étant les moments de la pensée comme monde, mérite, depuis les riches spéculations des sciences positives depuis deux siècles, une construction beaucoup plus élaborée et détaillée qu’il ne nous est ici possible, autant par ignorance que parce que notre objet est autre, de développer de façon satisfaisante. Nous ne doutons pas, cependant, que notre hâte de donner des ouvertures au débat engage ceux qui sont mieux armés, et plus patients, à occuper puis à dépasser également cette brèche.  

L’aliénation est un mouvement spécifique et exclusif de la pensée, dont les effets substantiels se vérifient dans la réalité. La réalité est le spectacle de l’aliénation. L’aliénation est le mouvement qui dissout la substance d’une chose. La transformation d’une chose dont la substance demeure identique, par exemple dans la métempsycose ou dans le passage de la chenille au papillon, ne peut être considérée comme une aliénation. L’aliénation est le mouvement de la pensée qui conserve une chose en transformant son essence. Ce phénomène est particulièrement difficile à concevoir, pour plusieurs raisons. D’abord il vérifie l’impermanence de l’essence d’une chose, ce qui est à peu près contraire à toute conception, au moins occidentale, de l’essence, qui est considérée justement comme ce qui est définitif ; ensuite il relève d’un mouvement de la pensée qui nie la conscience, la conscience étant la pensée se prenant pour objet. L’aliénation est un mouvement de la pensée, non seulement hors de la conscience dans une tête (ceux qui le savent voudront bien nous expliquer ce qu’est une conscience collective), mais aussi hors d’une tête. La difficulté, donc, pour saisir l’aliénation est que la conscience est limitée à la saisie des mouvements de pensée dans une tête. Ce que la conscience peut prendre pour objet n’est pas toute la pensée que contient une tête.  

Mais la pensée est non seulement un phénomène qui continue, si l’on peut dire, hors des têtes, mais aussi qui y revient, avec des transformations qui peuvent être considérables, mais qui s’opèrent hors de notre visibilité, c’est-à-dire de notre conscience. L’aliénation est le moteur, apparemment principal, de la pensée hors des consciences. Or, si l’on ne connaît pas encore l’origine de la pensée, l’aliénation multiplie celle qui est là. Pour illustrer cette conception, la multiplication de l’espèce humaine : ce n’est pas un effet de la conscience, comme chacun sait, ni de l’on ne sait quelle « nature », comme chacun croit, la « nature » étant une division de la pensée, mais bien un effet quantitatif de la pensée. Cependant la pensée produit ainsi les outils de sa propre multiplication, car s’il n’est pas avéré que l’être humain soit le seul à penser, c’est parce qu’il commence apparemment à transmettre sa pensée à d’autres espèces : les animaux domestiques n’ont pour seule pensée que celle que nous leur prêtons. Pourtant, l’anthropologie pratique nous conduit à prétendre que la création de pensée appartient à l’homme. Cette hypothèse osée est toute empirique : Dieu est un concept humain, et la pensée dans les choses paraît consécutive à celle dans les humains. Nous sommes enclins à penser que le commencement est une pensée. Cependant nous ne savons pas si ce commencement de l’humain physique coïncide avec l’apparition de l’humain ; il paraît que non.  

Pour en finir, provisoirement, nous dirons ceci : seul l’humain crée de la pensée, jusqu’à preuve du contraire. C’est d’ailleurs dans ce cas une des contradictions non résolues de l’humain et de la pensée, que l’humain seul crée de la pensée, et que la pensée crée de l’humain, comme le vérifient les résultats démographiques actuels. La multiplication des humains est, dans ce cas, également une explosion qualitative de pensée. Cette explosion, dont les théories comme le « big bang » sont l’expression infantile quoique symbolique dont sont capables les matérialistes, est d’autant plus grave, jusqu’à devenir une menace pour l’humanité, qu’elle est hors des consciences, hors de toute maîtrise individuelle ou collective. L’explosion de pensée de notre monde n’est rien qu’une avalanche d’aliénation.  

C’est toute une conception qui est ici bouleversée. La pensée n’est pas une sorte de vapeur, inodore et incolore, dont on pourrait faire abstraction, le cas échéant. Cette table est de la pensée. Ce téléviseur aussi est de la pensée. Une paire de baffes est de la pensée. Avec la paire de baffes, on voit cependant que l’unité de l’expression « paire de baffes » recouvre plusieurs pensées : celle de celui qui la donne, celle de celui qui la prend, la mienne qui la raconte, la tienne qui la lit ; celle du commanditaire de la paire de baffes, et peut-être celle de sa sœur. La pensée de la cause et la pensée de la conséquence y sont inhérentes également, quoique pas forcément conscientes. La pensée est donc aussi tout ce qui est en dur, comme la paire de baffes. Ce n’est pas une substitution de mots, où l’on aurait simplement remplacé matière par pensée. Car si tout ce qui est en dur est bien de la pensée, tout ce qui est pensé n’est pas en dur. C’est la réalité qui rend dures les pensées. Les pensées en dur, les pensées réalisées, les pensées qui ont une forme matérielle, ne constituent qu’une division de la pensée. 
 

 

 

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Or, s’il est établi que tout ce qui existe n’est que tout ce qui est pensé, grave proposition, l’analyse du monde en son mouvement devient sensiblement différente de ce qu’elle est lorsque tout ce qui est pensé n’est que cette partie très faible produite par le cerveau, minuscule noisette au centre d’une salade aux lardons, au centre d’une cuisine, au centre de la grande demeure qu’est la nature. Si cette pensée n’est pas rien, mais se subdivise à toute vitesse, grossit, grandit, s’étend, se recycle, pollue, se métamorphose, se chosifie, explose, s’objective toutes lames dehors, puis à nouveau s’abstrait à coups de canon, le passé récent contraint de constater que la pensée en son mouvement, comme totalité, comme action, a été totalement négligée ; et, de la sorte, a pu poursuivre hors de tout contrôle de la conscience, et même de la connaissance, son violent trajet, que la philosophie occidentale, péniblement empêtrée pourtant dans son déisme policier, avait commencé de décrypter. Le premier phénomène de l’aliénation est précisément celui-là : il est la scission de la pensée, la perte de son unité dans la conscience.  

Le concept de dieu, puis de Dieu, est lui-même un réceptacle de l’aliénation, c’est-à-dire de la pensée qui échappe à la conscience, que la conscience ne contient plus, ne comprend plus. Dans le paganisme, cette extension de la conscience dans une abstraction considérée comme plus grande qu’elle, mais ainsi parfaitement circonscrite, se produit dans la consécration d’une divinité particulière. Tous ces petits récipients de pensée-qui-pisse sont disposés côte à côte, dans un lieu qui figure leur première réunion : l’Olympe. Rapidement ces efforts de la conscience pour ranger ses propres excroissances en des dieux parfois contradictoires, et ceux-là ensemble, sont déjà des synthèses, des rationalisations considérables, qu’une police est déjà obligée de réguler. Mais ces multiples dieux païens sont vite insuffisants pour retenir la fuite de la pensée. Le Dieu du monothéisme est une sorte d’immense récipient de synthèse, construit à même la toiture, maintenant très délabrée. Son caractère punitif et autoritaire, notamment l’obligation de croire, exprime l’urgence du palliatif, la nécessité de le soutenir, et une véritable terreur devant une pensée sans frein. La divinité unifiée pour la première fois est la résignation humaine devant une connaissance et une pensée supérieures à la conscience, au possible de la conscience, alors que la divinité païenne était tout le contraire, l’explication de l’inexplicable, une théorie de l’aliénation, plus exactement de son résultat.  

Lorsque le concept d’aliénation apparaît chez Rousseau, l’aliénation est déjà telle, l’opération sur elle-même de la pensée « an und für sich » est déjà si présente et visible, qu’il devient nécessaire de le reconnaître. Toute la pensée qu’il promet de révéler est un franchissement du garde-fou de la pensée qu’est Dieu. L’insuffisance du concept de Dieu, qui a la particularité malheureuse de n’être pas perfectible, éclate dans l’explosion d’un monde dont l’unité, soudain, n’est plus seulement hors de la conscience, mais même hors de la représentation du monde qu’a cette conscience. En vérité, ce moment historique de la révélation de l’aliénation, de la critique de Dieu, est un saut qualitatif de la pensée elle-même, qui est la première manifestation de l’aliénation même : c’est une scission. L’aliénation, comme il a déjà été signalé, est d’abord le moment, l’opération par laquelle la pensée dépasse la conscience. Cette catastrophe pour l’individu se manifeste comme négation interne à l’individu. C’est la conscience qui devient un moment de l’esprit, l’esprit étant le milieu de la pensée et de la conscience qui est la pensée déterminée, leur unité qui les supprime. L’aliénation est donc une cassure de la pensée dans l’individu, que l’individu, la conscience de l’individu, tente de théoriser dans des concepts de substitution tels l’inconscient ou le subconscient, le rêve ou la folie. Mais le moment de la perte de conscience, du retour de la conscience, sans conscience de ce retour, dans l’esprit, est le moment où la pensée perd son individualité. Soudain, l’individu humain perçoit face à sa conscience interrompue une pensée qui est à la fois la sienne, son identité, et à la fois autre, étrangère, extérieure, sa différence. Cette pensée est par essence extérieure à la conscience. Cette double perte de la conscience, à la fois à l’intérieur de l’individu et hors de lui, est à proprement parler l’aliénation, telle qu’elle est apparue comme phénomène généralisé, auquel le concept de Dieu n’apportait plus qu’une réponse partielle, parce qu’elle-même visiblement résultat sous une forme archaïque de ce qu’il faut aujourd’hui considérer comme simple ébauche d’aliénation.  

La représentation de l’humain, de la vie et du monde comme une voûte fermée à hauteur infinie a fait place, dans l’éclatement de cette voûte, à une représentation de l’humain, de la vie et du monde comme une sorte de segment mobile sur une droite infinie, ce segment tendant même vers le point, sa grandeur étant dégressive. Cette nouvelle représentation, encore très répandue aujourd’hui, où l’humanité, qui n’est que ce segment instable mais dont le mouvement va vers l’infiniment petit dans la découverte de l’infiniment grand qui le supporte comme un miroir incurvé, n’est que la vision, tout aussi symbolique que l’était Dieu, du rapport entre la conscience et la pensée. Mais alors que Hegel, le dernier « esprit universel », le dernier « philosophe », et Marx ont essayé de désigner l’aliénation, cet acte de désignation semble avoir interdit le compte rendu de l’extension de l’aliénation. Et c’est donc cachée, occultée, que l’aliénation produit ses explosions nucléaires souterraines depuis. Si bien que le moment de la révolution de l’aliénation, celui de Rousseau, Hegel, Marx, et de la révolution française, est sa qualité occulte. L’aliénation est fondamentalement le mouvement secret du monde. 
 

 

 

– 4 –

Ici et maintenant se pose une question au milieu des affirmations. Nous pourrions tout de suite affirmer la réponse, mais comme la question a été complètement éradiquée par l’individualisme volontariste et l’humanisme économiste, la simple question apparaît déjà comme une insolente incongruité, peut-être pire que la réponse. L’aliénation est-elle nécessaire ? Non, hurlent les amateurs de bon vin, de trains plus lents et d’air plus pur. Au pilori l’aliénation, ânonnent les puritains, les partouzeurs, les quotidiannistes et les dandys, vous êtes fous, rajoutent sans rire les marxistes, les postsituationnistes, les intégristes de la publicité marchande, de la psychiatrie enfantine, des théologies millénaristes ou plus opportunistes, les tenants de la communication infinie, par profession ou par profession de foi. Car l’aliénation vérifie l’impotence de la conscience, ce qui est déjà inimaginable pour toute cette pensée posthégélienne dans laquelle nous avons le malheur de nous débattre et qui postule, contrairement au monde, que la conscience est l’arme absolue, quitte à ce que la conscience soit soumise à une pensée hors de sa portée, simple figure imagée d’une résignation de toute maîtrise de la pensée : Dieu, le bonheur, le communisme, la communication. Mais en posant cette question sacrilège, nous butons sur cette autre : qu’est-ce qu’une pensée sans aliénation ? Le seul phénomène connu de la pensée qui dépasse et vainc l’aliénation est celui décrit par Hegel, et dont on sait tout de même qu’il culmine dans le savoir absolu dont la fin est justement l’absence de fin : « Du calice de ce royaume des esprits écume jusqu’à lui sa propre infinité. » Cette contradiction, qui d’une certaine façon est celle que Hegel a voulue entre son observation et sa croyance, ou bien dans la nécessité de faire aboutir le mouvement qui dépasse Dieu dans Dieu, ne sera pas appelée un paradoxe. Il nous faut au contraire juger que le témoignage de ce principal témoin est le résultat de l’illusion de ce témoin, pareil à celui qui fait déclarer le lendemain d’une émeute faite pour le plaisir à quelque jeune émeutier appliqué à devancer l’attente du journaliste qui l’interviewe (et au contraire de ce que pense dans ce jeu de cache-cache et de vitesse le premier, c’est alors le second qui nique le premier) que l’émeute a été provoquée par l’absence de maison de la culture, qui, lorsqu’elle sera en conséquence construite, sera d’abord boycottée puis détruite, par ceux mêmes qui avaient initialement prétendu désirer ce que l’étrange aliénation de la question médiatique véhicule.  

Puisque à la question subsidiaire « que serait une pensée qui ne s’aliène pas ? » la théorie est obligée de répondre « rien, hors de l’infini », après avoir déjà conclu que l’infini n’est rien de réel, en dehors d’une position politique et policière sur l’avenir immédiat, il nous faut donc concevoir que toute pensée s’aliène en effet. Que l’aliénation, comme moment de la pensée, lui est donc nécessaire. Et que pour dépasser l’aliénation, la pauvre petite conscience individuelle, parangon de toute la fière grandeur de notre « liberté », « égalité », « fraternité », de notre « justice », de nos « droits de l’homme », est un outil absolument sous-adapté.  

Voici donc de nouveau posé, de nouveau jusqu’à preuve du contraire, que tout est pensée, et que toute pensée dépasse la conscience. Le rapport de la conscience à la pensée est celui d’un moment déterminé au mouvement, et non l’inverse, comme il est communément considéré aujourd’hui, à savoir que la pensée serait un moment déterminé de la conscience. La difficulté de la conscience est donc bien celle qu’énonçait Lukács pour la conscience de classe : en partant d’un point de vue nécessairement borné, ici la conscience individuelle, dans ‘Histoire et conscience de classe’ le prolétariat, cette même conscience aujourd’hui et ce même prolétariat alors doivent concevoir non seulement le tout, mais la suppression du présupposé qu’ils sont ; d’un point de vue borné, pour Lukács comme pour nous, par l’aliénation on doit concevoir, pour Lukács ce qui dépasse l’aliénation, pour nous déjà ce qu’est l’aliénation, puis aussi ce qui la dépasse. Au moment où Lukács formule cette grave contradiction, non résolue jusqu’à présent, de la pensée, la physique quantique, en arrivant à l’observation que l’instrument qui observe peut être construit en contradiction avec les résultats qu’il permet d’observer, aboutit au même insoluble. Cette contradiction logique est en fait celle d’une époque. Le mouvement de l’aliénation n’est plus seulement un mécanisme, sa scission n’est plus seulement invisible, secrète ; mais ce que l’aliénation engendre : la pensée qui se multiplie, qui revient dans la conscience avec la supériorité accablante de l’ensemble de la pensée contre la particularité de sa scission, qu’est la conscience. A l’explosion exponentielle de pensée que l’aliénation laissée libre par les consciences a permise, le siècle de la révolution russe n’a opposé, dans son principe, que deux types de théories : l’une fondamentalement opposée à la révélation de l’aliénation (elle ne prend pas le concept d’aliénation comme concept, elle en tolère des définitions incompatibles entre elles ; et elle accepte cette confusion dans le dessein non conscient mais fonctionnel d’empêcher que l’aliénation ne soit objet de débat), celle qui domine aujourd’hui ; l’autre fondamentalement opposée à l’aliénation. Celle-ci croit également le phénomène révélé, et se contente de vérifier ou de dénoncer des médiations entre toute la pensée et la conscience particulière. Il serait possible de discuter la forme la plus rudimentaire de ces tentatives, le surréalisme, qui par son succès a, paradoxalement, démenti son intérêt. Mais comme justement on trouve cette forme rudimentaire, surréaliste, dans deux autres concepts plus récents, ceux-là sauront, dans leur différence et leur unité, supprimer l’intérêt du surréalisme. Il s’agit du concept de spectacle et du concept de communication. 
 

 

 

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Le concept de spectacle, considéré comme rapport social, est peut-être la seule idée issue de la conscience théorique du siècle qui s’achève. A ce titre déjà, il est une des singularités de ce temps, et lui ressemble. Il n’est pas la totalité, quoiqu’il se fasse parfois passer pour elle ; il n’est l’essence ni du monde, ni de la société, ni bien entendu de la pensée ; il n’est pas l’aliénation, quoiqu’il lui ressemble ; et il ne semble pas, dans le temps, occuper d’autre place que celle, bien improbable, qui supprime le temps. C’est donc une sorte de mirage ou d’éblouissement que ce concept de la médiation qui se réfléchit à l’infini. Né d’une critique, dans la culture, des insuffisances de la révolte, puis d’une critique, dans la révolte, des insuffisances de la culture, le concept de spectacle est d’abord lui-même spectaculaire : facile à contourner, facile à utiliser, isolé, brillant, irréel, négatif, intemporel et lourd, il demeure aussi insuffisant à caractériser ce monde que suffisant dans la bouche de ceux qui l’emploient, généralement dans une accumulation effrénée.  

Tout d’abord : si le spectacle a quelque réalité, il n’est pas en dehors du temps historique. Qu’il existe un temps spectaculaire, pseudo-cyclique, que donc le spectacle s’impose comme représentation du temps, est certes vrai autant qu’étrange ; mais ceci n’abolit pas le temps historique ailleurs que dans cette représentation. Si l’histoire elle-même peut paraître être devenue un spectacle, le spectacle lui-même est réellement un phénomène de l’histoire. Si, du reste, le rapport entre ce rapport social et l’histoire n’a pas encore été historisé, c’est principalement parce que l’apparition de ce concept est très récente. A cette absence de passé s’ajoute une vague présomption d’avenir infini, à moins d’une révolution enfin réussie, aussi improbable, compte tenu de ce que le cartable d’étudiant soumis est devenu aujourd’hui le lieu de dépôt principal de ‘la Société du spectacle’, que ne l’est un avenir infini.  

Le concept de spectacle est le moment de l’histoire où la pensée, qui a quitté la conscience dans le secret, et le secret de cette aliénation reviennent dans la conscience. Mais cette unité ne supprime pas les contraires séparés ; elle les suspend. Comme le spectacle lui-même n’est que l’apparence de la conscience divisée de son essence, le concept de spectacle n’est que l’apparence de la conscience de l’aliénation. C’est en quelque sorte un instantané du mouvement de la pensée, la révélation dans l’histoire du passage, assez furtif, d’une révolution manquée, d’un certain nombre d’actes de pensée dans une assez courte unité de temps. Contrairement à la façon dont il apparaît, le spectacle n’est pas pour lui-même, mais pour un autre. Il n’est pas une forme de l’aliénation, il en est le reflet. Il est comme le mouvement historique, 1968, qui a vu naître son concept : le reflet d’une révolution qui n’a jamais eu lieu. Le spectacle est l’image de l’aliénation à un moment particulier de son mouvement. C’est le moment où l’aliénation apparaît dans la réflexion et se réfléchit dans l’apparence, image et reflet.  

En lui apparaît ainsi une singularité de la conscience. Celle-là, pour empêcher la pensée de s’aliéner, de devenir autre, étrangère à elle-même, cherche à la retenir. C’est exactement ce qu’est le spectacle : la volonté de figer le temps, de ramener le mouvement de la pensée dans la représentation, de le suspendre. C’est en cette singularité que le spectacle est lui-même aliénation, extranéation de la conscience par une sorte de refus conscient d’extranéation. Et cette volonté de conservation est démentie par l’événement : malgré le spectacle, l’aliénation continue. Le concept de spectacle, qui est tout à fait remarquable en ce qu’il signifie, parce qu’il se veut la négation de ce qu’il est (la conscience du spectacle implique la critique du spectacle), est la tentative de la conscience de ramener en elle l’aliénation que le spectacle n’a pu retenir. Aussi, la théorie du spectacle se veut le contraire du spectacle lui-même. Au spectacle se substitue ainsi l’unité du spectacle et de sa théorie, dans le même but, avec des moyens opposés : éterniser ce qui est là en changeant sa forme. Le spectacle et sa critique sont tout aussi complémentaires que bien intégrés, dans ce monde. Ainsi, alors qu’apparaît la négativité du spectacle, apparaît aussi le conservatisme profond de sa théorie critique. Dans ce jeu de miroir qui n’est pas encore fini se dessine la contradiction, qui confine à la tragédie, de 1968. Du point de vue de l’aliénation, qui toujours échappe et au spectacle et à sa théorie, le spectacle n’est lui-même que la capacité de fixer, pour l’éternité comme on dit, son propre mouvement en un retour dans la conscience qui supprime le secret : clic-clac. On peut y voir 1968, cette gifle que la conscience se donne à elle-même. 

 

 

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Si le spectacle est l’image figée et déformée de la pensée devenant autre, un cliché, il devient, parce que le mouvement de la pensée se présente apparemment sans fin à son objectif qui est de le figer, tout au moins de le suspendre dans sa rotation accélérée en cercle clos, accumulation de clichés. En effet, mitraillant avec ardeur le moment où la pensée revient dans la conscience, il peut, en ce lieu fixe, stratégique, saisir un grand nombre de mouvements ; il améliore également sa technique, et l’image devient mobile, cinématographique, puis zoomée, puis de synthèse. Dans l’internat qu’est la conscience, le spectacle est le détective privé, engagé par l’administration pour prendre au flash le retour des idées délinquantes, avant que ne s’achève la nuit. Mais ce photographe n’est pas payé pour savoir ce que ces idées ont été faire, où, pourquoi et quand : il se contente de l’image qu’il révèle, développe et met en scène pour son client.  

La théorie moderne s’étonne de ces singuliers aplatis de la pensée qui garnissent les quotidiens et les murs. Quelle est la logique de ces échappées ? Il semble, à la lumière de ces images floues et déformées, se révéler un principe de la pensée, et ce principe est dans le but de l’escapade, c’est-à-dire hors de la conscience. Ce principe est la communication. La scission et le secret, le retour de fuite de la pensée, mais transformée, tout cela a pour mobile la communication. La communication, non pas la profession du spectacle qui s’appelle ainsi, mais son concept, tel que l’a reconnu Voyer, est l’acte générique. Lequel Voyer d’ailleurs, pris dans la précipitation bien excusable de la présentation d’une découverte aussi importante, s’emmêle parfois les pinceaux. Par exemple, lorsqu’il dit en parlant des figures de l’aliénation « Aussi la conception de ces choses n’est-elle plus seulement une question de pensée, mais une question de monde », nous voudrions bien savoir ce qui n’est pas pensée dans le monde. C’est plutôt l’inverse. Il existe une pensée qui échappe au monde : celle que la communication n’a pas encore fondée.  

Ce concept de communication, néanmoins, n’arrive pas non plus à contenir l’aliénation. Car la communication présuppose la conscience individuelle. Or, le spectacle révèle que c’est hors de la conscience individuelle que la pensée convoite. Il y a donc une pensée générique non consciente, et non individuelle, qui mène, non pas tranquillement mais avec fureur, le monde. La théorie de la communication, en contournant d’ailleurs élégamment le spectacle, ne montre que cela : la pensée qu’est l’esprit agit avec fureur partout et à tout instant. L’aliénation est tout ce qui est là : « Contrairement à la guerre de Troie, la réalité n’a jamais eu lieu. L’humanité n’a jamais connu d’autre réalité que celle de l’aliénation. » Mais cette audacieuse proposition s’arrête ainsi en chemin. Si, en effet, la communication est le principe du monde et qu’il n’y ait d’autre réalité que l’aliénation, alors la conscience et l’individu sont des résultats de la communication aliénée. Et alors, la communication aliénée est la pensée générique. Et alors, communication et aliénation ne sont qu’un. Précieuse rêverie et archaïsme obsolète que la communication directe ! Aucune immédiateté n’est vérifiée. Le coup de foudre est la simplification d’un phénomène inexpliqué. La spontanéité des émeutiers est une façon de parler.  

La communication, puisque c’est sous cette forme que se renverse désormais l’aliénation, n’est rien d’autre que la négation de la conscience, mais qui contient la conscience. L’aliénation fonde la conscience, l’aliénation fonde le monde. La vérité de la conscience et du monde est dans l’aliénation, tout comme leur réalité. La théorie de la communication, qui est la dernière théorie pour éterniser le monde, éclate là sur sa contradiction : comment chasser l’aliénation de la communication ? En vérité, dans cette théorie, aliénation est tout simplement le mauvais, alors que communication est le bon. Puisque aliénation et communication sont la même chose, cette théorie est une schizophrénie. Le déchirement provient du fait qu’il faille conserver le monde coûte que coûte. Ainsi ne se résout pas la contradiction entre individu et genre, alias communication directe contre communication aliénée, ainsi ce qui se dit dans la communication, son véritable contenu, c’est-à-dire l’apparition de son but, devient parfaitement indifférent, pourvu qu’on communique à l’infini. Voyer a fait pour la dernière fois la besogne du théoricien : concilier ce que l’aliénation révèle avec l’éternité du genre humain.  

Enrichie de tout ce qui la critique, l’aliénation continue ses étranges expériences spéculatives sur le genre humain. 

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L’esprit apparaît dans la conscience. L’aliénation de la conscience, la communication, est le négatif de cette apparition. L’esprit est l’unité de la conscience et de la communication. 
La fin de l’aliénation est la fin de l’esprit.
 

(Extrait du bulletin n° 7 de la Bibliothèque des Emeutes, 1994.)